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Mardi Saint 2016

Frère Antoine Lévy op (Finlande)

22 mars 2016

Jean 13,21-33.36-38

Théodicée. Justifier Dieu. C´est un exercice pour le moins paradoxal. Les chrétiens pensent que Dieu justifie l´homme. Certes, mais les théologiens pensent que cela ne suffit pas : l´homme doit aussi justifier Dieu. Des pécheurs qui se targuent de justifier le seul Juste. Paradoxal, et pourtant, si l´on y pense une seconde, il y a tout de même de quoi. Le Mal est le problème du monde, de tout le monde, et surtout celui des chrétiens. Comment concilier sa réalité avec notre foi en un Dieu créateur qui est à la fois absolument bon et tout-puissant ? Comment ce Dieu-là peut-il permettre le Mal ?
St. Augustin qui est sans doute le premier théologien à faire de la théodicée sans le savoir, parle de la création comme d´une marqueterie, ou l´alternance des motifs sombres et des motifs clairs, incompréhensible de près, compose un tableau harmonieux lorsqu´elle est embrassée de loin, contemplée dans son intégralité.
L´histoire de Judas Iscariote est probablement un point de détail dans cette grande marqueterie de la création divine, et pourtant je me demande si on ne peut pas comprendre tout l´ensemble à partir de ce détail. Il fallait Judas. Qu´est-ce que cela veut dire ? Il y eut sans doute eu d´autres manières d´en terminer avec le Messie d´Israël. Mais celle-là était la plus parfaite, parce qu´elle était la pire. C´est une chose d´être assassine par ceux qui vous haïssent sans vous connaitre. C´en est une pire que d´être livre aux mains de ceux qui ne nous connaissent pas par ceux qui nous connaissent bien, ceux que nous avons aimés de près, de si près que nous partagions notre pain avec eux. En d´autres termes, il fallait que le Mal soit là à son état pur ou parfait, la précisément ou il est parfaitement incompréhensible, irrattrapable, inexcusable. Le Salut que Dieu offre au monde eut été chose risible si Dieu avait évité de se mesurer à ce que le monde a de pire a Lui offrir. Voyez comme nous nous moquons des gouvernants dont toute la stratégie, lorsqu´il y a des problèmes, se résume à faire mine qu´ils n´existent pas. Pour changer quelque chose au Mal, il faut en avoir éprouvé, épousé ou bu la réalité jusqu´à la lie. Vous demanderez : mais qu´est-ce que la coupe du Christ a changé à ce visage dernier du Mal ?
C´est vrai, nous connaissons toujours à nouveau l´abominable souffrance de nous découvrir trahis par ceux en lesquels nous avions mis notre confiance et notre amour. Et cependant le Christ a ouvert un passage au beau milieu de ce qui semblait destiné à nous anéantir. En Christ, nous pouvons et nous devons pardonner a ceux qui nous ont trahi. Lorsque nous y réussissons, loin de mourir intérieurement sous le coup de la désillusion, nous faisons un pas de géant vers la Vie.
C´est vrai également – et peut-être plus dramatiquement encore – la coupe du Christ n´a pas effacé notre propre capacité à trahir Celui-là même qui nous aime, Celui qui a mis sa confiance en nous. A un moment ou à un autre de notre vie avec Dieu, nous faisons l´expérience de nous sentir comme Judas, soit que nous soyons sur le point de trahir Jésus, soit que nous l´ayons déjà trahi. C´est vrai, la coupe du Christ n´a pas clos le chemin de Judas, barré le chemin de perdition. Les exemples de prêtres pédophiles et de tous les pseudo-serviteurs de Dieu qui ont par leurs actes inversé le propos même de leur existence en sont la preuve.
Mais le Christ en a ouvert un autre, au beau milieu de ce courant qui veut lui aussi nous emporter vers la mort, la mort sous le coup de la culpabilité. C´est le chemin de Pierre. Lorsque nous trahissons, et que notre faiblesse semble s´étaler à perte de vue, nous pouvons et devons demander la miséricorde de Dieu. Recevoir le pardon de Dieu, ce n´est pas simplement annuler une dette d´amour, c´est avancer d´ un autre pas de géant vers la Vie. Telle est notre condition, oscillant entre l´expérience d´être trahi et celle de trahir. Tel est aussi le chemin que nous a tracé le Christ, entre l´aventure de pardonner et celle d´être pardonné. Notre existence est certainement un point de détail dans la grande marqueterie de la création divine. Mais sachons accueillir, en suivant la Passion du Christ, la chance qui nous est offerte de contribuer – positivement – à son ultime beauté.