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4ème Dimanche de Carême - C

Père Martin Charcosset (Diocèse de Lyon)

6 mars 2016

Luc 15, 1-3.11-32 : “Tel Père, tels fils”

Chers frères et sœurs,
Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que, depuis plusieurs mois, nous sommes entrés dans l’Année jubilaire de la Miséricorde, voulue par le Pape François comme un temps pour découvrir, ou redécouvrir, combien la Miséricorde est, non pas un attribut de Dieu, mais son nom, son identité même. Au cœur de cette année jubilaire, nous sommes entrés il y a quelques semaines dans le temps du Carême, temps privilégié pour la conversion et la réconciliation. Enfin, au cœur de ce Carême, il nous est donné d’entendre ce matin la parabole du Fils Prodigue.
De toutes les paraboles de l’évangile, celle-ci est peut-être la plus connue, la plus célèbre, la plus aimée et, également, celle qui a été la plus illustrée, à commencer par le magnifique tableau de Rembrandt, au Musée de l’ermitage à Saint-Pétersbourg. Magnifique scène que celle du père qui étreint son fils en haillons qui vient de toucher le seuil de la maison ! Mais, à force, peut-être sommes-nous tentés de ne regarder que cette scène bouleversante et d’oublier un peu le reste.
Permettez-moi alors de vous proposer de regarder la parabole du Fils Prodigue sous un angle un peu sombre.
Imaginez donc que l’histoire que raconte Jésus arrive réellement à l’un de vos amis ; et que l’on vous rapporte comment, dans telle famille, le fils cadet a rompu tous les ponts avec les siens, et a filé sans laissé d’adresse, après avoir prélevé la moitié du compte en banque de son père qui, depuis, passe son temps à attendre de ses nouvelles, alors que le fils aîné a définitivement tourné la page et se tue au travail ? Histoire sordide, n’est pas ? Histoire sordide, certes, et dont sans doute nous avons tous un écho chez telle ou telle de nos relations, quand ce n’est pas dans notre propre famille…
S’il faut ainsi résumer les caractères brossés par Jésus, on pourrait dresser tristement les trois portraits suivants.
Du fils cadet, on dira que c’est un flambeur frustré. Il veut le bonheur, et il se dit qu’il le trouvera dans les biens matériels, dans le luxe, dans le champagne, dans la grande vie. Il s’étourdit d’aventure et d’aventures. Il n’en retire que de l’amertume. Il lui manque l’essentiel, être aimé.
Le constat est peu différent avec le fils aîné : c’est un bosseur frustré. Il veut le bonheur, lui aussi, et il se dit qu’il le trouvera dans la loyauté absolue à son père, dans le travail, dans un agenda qui déborde, dans des engagements de tous les côtés. Et, de même, il n’en retire que de l’amertume. Même conclusion : il lui manque l’essentiel, être aimé.
Du père, enfin, on a un portrait désastreux : il est déjà gâteux ! Il a laissé son second fils prendre la moitié de son testament, c’est-à-dire le traiter comme s’il était mort. Il l’a laissé dilapider ce bien longuement acquis à la sueur de son front. Et il n’est même pas en colère. Il passe sa vie à attendre le retour de ce fils perdu. Et quand il revient, il n’a pas la présence d’esprit de lui demander des comptes, de l’engueuler un tant soit peu, mais il organise une fête, comme si de rien n’était. Aurait-il purement et simplement perdu la tête ?
A travers les personnages de cette parabole, le Christ met en lumière, de façon aussi complète et admirable que dans le récit des Tentations qui ouvrait le Carême, tout ce qui nous empêche concrètement d’aimer.
Avec le fils cadet, Jésus pointe notre tentation de chercher toujours en-dehors de nous le bonheur que nous désirons si fort. A chercher la liberté en croyant qu’il faut que nous assassinions notre père pour être libre.
Avec le fils aîné, Jésus pointe combien nous avons du mal à vivre la gratuité. Et combien, même quand nous rendons un service par devoir, par générosité, nous avons le désir d’être reconnus, récompensés, remerciés.
Chacun se réfugie dans ses illusions pour chercher le bonheur tout seul, pour se construire son propre bonheur personnel, sans les autres.
Or, le cœur de cette parabole, c’est que face à la quête inachevée de bonheur de ses fils, le père nous fait entrevoir un mystère qui souvent nous étonne, et légitimement nous choque : Dieu est trop bon. Pas seulement très bon, mais trop, excessivement, scandaleusement bon. Trop bon, irrémédiablement trop bon : et c’est à raison que le fils aîné lui dit qu’il se fait avoir.
Je me rappelle un prêtre orthodoxe russe qui me racontait comment, adolescent dans la l’URSS des années 80, ayant été éduqué dans le strict athéisme d’état, il avait brutalement fait la découverte du christianisme en lisant les Misérables, de Victor Hugo. Dans la figure de Mgr Myriel, cet évêque (certes fictif) à qui Jean Valjean dérobe tout son argenterie, et qui non seulement ne le livre pas à la maréchaussée mais lui donne en plus deux chandeliers qu’il avait oublié de lui voler, ce prêtre avait trouvé l’exemple même de la surabondance d’amour qui est au cœur de l’évangile. Dans la figure de cet homme assez bon pour se faire avoir, pour tout donner, il avait trouvé une image de Dieu miséricordieux semblable à celle du père de la parabole. Lui non plus ne se repentait pas d’avoir été aussi exagérément bon.
Pardonnez-moi, chers frères et sœurs, d’avoir pu repeindre cette belle parabole de l’enfant prodigue de teintes aussi sombres.
Mais c’est sur la toile de fond de notre recherche effrénée de bonheur, et de nos chutes, et de nos blessures, que la Miséricorde du Père apparaît dans toute sa lumière.
Je vous le disais : au cœur de la Miséricorde, il y a ce visage de Dieu trop bon, de Dieu qui, pour nous, en fait toujours trop, et c’est par ce trop-plein d’amour que nous sommes sauvés.
Et là encore, il y a un autre mystère qui nous attend. Au cœur du mystère de cette surabondance d’amour nous attend le grand secret de l’évangile, le Mystère de la Joie.
La Joie, c’est bien la caractéristique de ce dimanche de Laetare. La Joie, c’est celle que le Père donne de toute éternité à Son Fils. C’est la joie de la Miséricorde dont, sans avoir à tuer personne, nous sommes les héritiers. C’est la Joie qui nous est donnée pour qu’elle resplendisse en nous. Alors, en nous voyant, on dira : « Tel Père, tels fils » !
Amen.