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Noël 2024

Fr Nicolas Tixier op

Nuit de Noël :

Mt 1, 18-25

Il était une nuit. Il était une nuit où l’humanité faisait ce qu’elle fait la nuit. Les uns dormaient, alors que d’autres peinaient à trouver le sommeil. Certains s’amusaient quand d’autres travaillaient. Pour les uns, la nuit est une alliée, qui permet le repos. Pour d’autres elle est une ennemie, révélation de leur solitude ou de leur maladie. Elle est l’obscurité qui fait peur aux enfants au moment d’aller se coucher, quand ils demandent de laisser la porte ouverte, pour qu’un peu de lumière entre quand même dans la chambre.

J’y repensais alors que, il y a quelques semaines, j’ai eu la grâce de me rendre à Kyiv en compagnie de deux autres frères, pour une visite à nos frères sur place, une visite de quelques jours. Et de quelques nuits. Car je ne m’attendais pas à l’expérience que j’y ferai, là, de la nuit. On m’avait pourtant prévenu des alertes nocturnes. Je fus saisi par les sirènes, le bruit des drones dans le ciel et la violence des explosions quand ceux-ci avaient atteint leur sinistre objectif : détruire, tuer et terroriser. Comme une image du mal s’abattant sur le monde. Au cœur de la nuit, assis sur mon lit, le cœur battant je vous l’avoue, je me suis mis à penser à ceux qui étaient atteints. Et à ceux, aussi, qui avaient donné l’ordre de cette attaque. Et j’ai prié, comme un tout petit acte de résistance à ce mal. Un tout petit acte de résistance, comme ce qui semble une si petite résistance au mal en cette nuit : une naissance bien commune, quelque part dans une étable insignifiante de Judée.

Bien sûr, je pense à Kyiv en cette nuit. Je pense à nos frères et sœurs là-bas, à leur courage magnifique, à leur foi si vive. Et je pense, et vous aussi sans doute, à celles et ceux pour qui la nuit de Noël n’aura pas la légèreté que l’on aimerait qu’elle ait. A Beyrouth, à Mamoudzou, à Port-au-Prince. Et dans tous les hôpitaux et les prisons de la terre. Sur le trottoir de nos villes. Et dans toutes les maisons où ce soir il manque un être cher à table. Il ne suffit pas de dire « c’est Noël » pour que l’innocence de la fête s’impose. Ça c’est un secret des adultes, puissent les enfants l’ignorer le plus longtemps possible. Qu’on leur laisse la magie de Noël. Car ce n’est pas tout à fait un mensonge : il y a bien, c’est un acte de foi, une magie de Noël.

Cette magie vient du jeu de la lumière et de la nuit. C’est pourquoi j’ai commencé par ces mots : il était une nuit. Il est très important je crois que Noël commence par la nuit. Car c’est d’abord là, dans la nuit, que tout se joue. Elle est le lieu essentiel, le lieu de l’affrontement. Elle n’est pas humaine cette nuit-là. La nuit, les rues sont vides. La nuit, rien n’est très sûr.

Dans la Bible, la nuit est souvent le lieu d’une errance, d’une tribulation. Comme la bien-aimée du Cantique des cantiques qui erre de nuit à la recherche de son bien-aimé, mais y fait de mauvaises rencontres. Comme Élie découragé dans la nuit qui attend le passage de Dieu dans sa grotte. Comme Jacob qui attend de nuit la rencontre éprouvante du lendemain avec son frère Ésaü qui veut le tuer. Il est d’abord venu pour eux, habitants de la nuit, le Sauveur du Monde. Avant que le jour ne se lève, avant que n’éclate au grand jour l’extraordinaire nouvelle, il est venu dans la nuit. « Pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort » chante-t-on chaque matin dans le Cantique de Zacharie. C’est par-là qu’il fallait commencer son chemin sur la terre : par la nuit. C’est par-là aussi qu’il achèvera son chemin sur la terre, dans la nuit du tombeau.

Alors on comprend que tout un peuple se mette en marche. Car nos crèches, si elles sont magnifiques, nous trompent toujours un peu : on croirait à les voir que, devant la foule ébahie, l’enfant est né. En fait, la foule s’est constituée petit-à-petit, de nuit d’abord, et puis de jour. En commençant, donc, par les plus nocturnes, par les « rejetés du jour » si l’on peut dire. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Car depuis deux mille ans, nocturnes et diurnes – joyeux du jour et inquiets de la nuit – se rendent en pèlerinage devant l’enfant qui les accueille. L’Astre du matin venu visiter son peuple.

Tout au long de sa vie sur la terre, Jésus vivra ce contraste entre le jour où il côtoiera les hommes et les femmes de son temps, et la nuit dans laquelle ils se débattent même en plein jour. Prêchant la lumière au milieu de la nuit, il refera à sa manière ce que son Père avait fait en séparant les ténèbres de la lumière. En appelant la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Ce que le cierge pascal affirmera avec force dans la nuit de la Résurrection de manière définitive, proclamant la lumière qui ne s’éteint pas.

En écrivant ces lignes, je repensais à une très belle homélie du frère Élie-Pascal Épinoux, grand historien de notre Ordre, et parti bien trop vite malheureusement. Le frère Élie-Pascal avait remarqué que le contraste entre la lumière et la nuit était un trait marquant, ce que la couleur de notre habit rappelle ostensiblement :

« Dominique est un homme en noir et blanc : noir comme le creux de la nuit, blanc comme le plein du jour. Dominique, un homme de nuit et de jour, de nuit – la solitude, la compassion, les larmes – de jour – la multitude, la gaieté, le sourire – ; et Jourdain de Saxe d’écrire “il consacrait la nuit à Dieu et le jour au prochain”. La nuit à Dieu ? Oui, mais pour les hommes : à prier pour eux, à crier pour eux, à pleurer pour eux, portant toutes leurs misères dans la Miséricorde du Dieu-Crucifié. Le jour au prochain ? Certes, mais pour Dieu : à L’annoncer, à Le louer, à témoigner de Lui, portant sa Miséricorde dans toutes les situations de misères des hommes pécheurs. »

Il me semble que l’on ne saurait mieux dire, en parlant ainsi de saint Dominique, ce qu’est Noël, aussi : non seulement le spectacle charmant d’une crèche, mais aussi une prédication, et (j’ose le dire) une mission. Noël nous invite à joindre notre propre voix au gloria des anges dans la nuit, pour dire la bonne nouvelle à tous ceux qui habitent la nuit. Personne mieux qu’Isaïe ne la résume :

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi. »

Il était une nuit. Et le jour s’est levé.

Jour de Noël :

Jn 1. 18-25

Je suis sûr que vous ne savez pas comment les montagnes sont nées. Bien sûr, certains vont commencer à me raconter des histoires compliquées de tectonique des plaques, de subduction ou d’obduction. Je n’en crois rien ! J’ai lu l’explication réelle dans un conte tsigane de Bulgarie qui, seul, fait foi pour moi. Il semblerait que Dieu, qui habitait auparavant sur la terre comme n’importe qui, en avait assez de la méchanceté des hommes (et il est vrai qu’ils sont capables d’être méchants) alors, un jour, il décida de se retirer au ciel. Dieu décida donc de s’élever très loin. C’est pourquoi aujourd’hui le ciel est très éloigné de la terre, et Dieu est plus loin des hommes. Mais quand Dieu s’éleva, la terre décida de le suivre, car elle était sa création. À peine commença-t-elle à monter, que Dieu le remarqua et l’arrêta. Les parties de la terre qui s’étaient élevées se figèrent, tandis que celles qui n’avaient pas commencé leur ascension restèrent plates, c’est pourquoi il y a aujourd’hui des montagnes, des collines et des vallées.

Étrange histoire que celle de Dieu fâché et parti au ciel, la terre cherchant à le rejoindre. Ce n’est pas un conte de Noël. En effet, c’est l’exact contraire de ce que nous fêtons aujourd’hui à Noël. Il n’est plus question de Dieu retranché dans les hauteurs. Il est question au contraire de Dieu descendu du ciel. Tel est le mystère de Noël. L’extraordinaire nouvelle. Une nouvelle si extraordinaire d’ailleurs qu’il y a de nombreuses manières de l’entendre et de l’annoncer. Comme un tableau d’une richesse inouïe que l’on ne cesserait de décrire, pour ses couleurs, ses perspectives, ses personnages, et ce qu’il dit du peintre lui-même.

Cette nuit, nous étions devant la crèche, contemplant une scène charmante, le Noël de la crèche de Bethléem. Jésus, Marie, Joseph. Les anges. Les bergers. Ce Noël que nous voyons en pensée dès que nous fermons les yeux. Et cela est vrai. Mais aujourd’hui s’ajoute une dimension à cette scène. Nous quittons Bethléem. Nous arrivons à Chalais. Nous quittons le temps des Romains, la Judée. Nous arrivons en 2024, bientôt 2025.

Il est très important que nous entendions aujourd’hui ce magnifique texte du prologue de l’évangile de saint Jean. Après la description de la naissance de Jésus, nous avons besoin de cette relecture théologique. Nous avons besoin de prendre de la hauteur, non pas pour fuir la scène charmante de la crèche, ses anges et ses bergers. Plutôt pour en goûter toute la profondeur. Car cette naissance n’est pas seulement un événement du temps. Elle est un événement de tous les temps. Elle est donc un événement pour aujourd’hui aussi.

A bien y regarder, la différence fondamentale entre le récit de la nuit de Noël, celui que nous avons entendu cette nuit, et le prologue de Jean, c’est que si, bien sûr dans le récit de la naissance de Jésus à Bethléem nous étions invités à prendre place parmi les bergers, cette fois-ci nous sommes bel et bien cités (oui « nous »), désignés par l’évangile comme destinataires de la bonne nouvelle. « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » dit saint Jean. Ainsi, l’événement de Noël est-il plus qu’un faire-part de naissance du début de notre ère en Judée (même s’il est aussi cela, bien sûr). Il est, je le répète, un événement d’aujourd’hui. Pas seulement un événement historique.

On comprend ainsi que les mystiques aient pu écrire que si Jésus est bien né à Bethléem, il s’agit aussi pour Dieu de naître en nous aujourd’hui, je veux bien dire : de naître en chacun, chacune d’entre nous. Notre frère Jean Tauler, au XIVe s. en Alsace, dans son magnifique sermon de Noël, utilise cette expression superbe, s’adressant à chacun : « le Verbe de Dieu va être prononcé en toi ». Peut-on dire chose plus belle pour dire l’intimité de Dieu avec chacun de nous. « Le Verbe de cette naissance en toi sera prononcé et tu pourras l’entendre ; mais si tu parlais, il se tairait ! »

La merveille de Noël, c’est que Dieu décide de « planter sa tente parmi nous » (traduction littérale du « a habité parmi nous », car Dieu est un peu nomade, toujours prêt à voyager avec son peuple). Dieu décide même de planter sa tente en chacun, chacune d’entre nous. D’une manière unique. Pour décrire cela, il me vient une image, issue de l’architecture. Peut-être connaissez-vous le couvent de la Tourette, près de Lyon. Construit par Le Corbusier, il ressemble à un gros et magnifique vaisseau de béton arrimé à une pente d’herbe. Ce qui m’a toujours paru remarquable, c’est que l’architecte a commencé par penser le ciel du couvent, le haut, et a imaginé un système de pilotis pour le faire tenir au sol. Les pilotis sont donc priés de s’adapter au sol, chacun étant différent en fonction de la nature du terrain et de l’inclinaison de la pente. Le couvent semble flotter dans le ciel. Mais il est solidement arrimé à la terre.

Il me semble que Dieu nous rejoint ainsi. La nature de notre terrain à chacun est infiniment singulière. Elle dépend de bien des choses, de notre histoire à chacun, du secret de notre relation avec lui. Ce que Dieu n’ignore en rien. C’est là que Dieu vient. Ne restant pas sur sa hauteur, il descend, sans craindre de frayer avec l’humanité, sans craindre de nous rejoindre. Ainsi, comme le dit un théologien, il fait « l’expérience du drame humain », ce que toute l’histoire de Jésus nous révélera, jusqu’au bout. Jusqu’à la Croix.

Cette nuit, nous étions devant la crèche. Aujourd’hui nous sommes dans la crèche. Et même, nous sommes, chacun et chacune d’entre nous, la crèche. Le lieu où Dieu vient demeurer.

Les montagnes ont donc peut-être eu tort de s’élever vers le ciel pour y rejoindre Dieu. Comme on croit toujours trop vite qu’il faut s’élever pour atteindre Dieu. Noël nous dit l’inverse. Ne monte pas sur ta hauteur pour tenter de l’atteindre. Laisse-le plutôt venir vers toi et fais de ta vie une demeure accueillante pour lui, et prépare-toi à être transformé par la vie de Dieu. L’Évangile le promettait : « A tous ceux qui l’ont reçu, il a donné de pouvoir devenir enfants de Dieu ».

A accueillir le Verbe dans ma demeure, je pourrais bien, en effet, être surpris. Au IVe s., saint Athanase, décrivant cet admirable échange, ne disait-il pas :

« Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » ?