Solennité du Christ Roi - B
Fr Cyrille Jalabert op
Jn 18, 33b-37
Au XIIIe siècle, le dauphin, tout comme son voisin le comte de Savoie, a modernisé l’administration de sa principauté. Cette amélioration a produit des archives, précieuse source d’information pour les historiens et encore très partiellement exploitée. Qu’a donc fait le dauphin pour rendre sa gestion plus efficace ? Il a fait le bilan de toutes les taxes qui lui étaient dues et a dressé la liste, village par village, non pas de tous les habitants pour en connaître le nombre, mais de ceux qui lui versaient une redevance, sans s’intéresser aux contribuables des autres seigneurs, comme le comte de Sassenage, l’évêque ou les monastères de la région. Autrement dit, le dauphin a modernisé son administration pour mieux recenser ses revenus afin de les percevoir de manière plus efficace.
Tout cela est conforme à ce qu’avait dit le prophète Samuel au peuple d’Israël quand ce dernier voulait un roi pour le gouverner, à l’image des autres peuples : « Voici le droit du roi qui va régner sur vous. Il prendra vos fils et les affectera à sa charrerie et à ses chevaux et ils courront devant son char. Il les emploiera comme chefs de mille et comme chefs de cinquante. » En un mot, il fera des hommes d’Israël ses soldats ; il les fera aussi travailler à son profit : « Il leur fera labourer son labour, moissonner sa moisson, fabriquer ses armes de guerre et les harnais de ses chars. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. » Enfin le roi s’appropriera les richesses du peuple. « Il prendra vos champs, vos vignes et vos oliveraies les meilleures et les donnera à ses officiers. Sur vos cultures et vos vignes, il prélèvera la dîme et la donnera à ses eunuques et à ses officiers. Les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes, de vos bœufs, de vos ânes, il les prendra et les fera travailler pour lui. Il prélèvera la dîme sur vos troupeaux et vous-mêmes deviendrez ses esclaves. » (1 S 8, 10-18) Quelle charmante description des attraits de la royauté !
Cela n’a pas empêché certains rois d’essayer de bien faire, tel saint Louis, pour rester au XIIIe siècle, qui a réformé la justice dans son royaume pour la rendre efficace c’est-à-dire plus juste, mais qui a chassé les juifs de France car il aspirait à un royaume chrétien (juifs qui, vous le savez, ont en partie trouvé abri dans le Comtat Venaissin qui appartenait au pape).
Si Dieu est contre la monarchie en Israël, c’est parce que le vrai roi d’Israël est Dieu lui-même, le saint d’Israël qui donne la victoire aux armées, assure la prospérité des récoltes et apaise les cœurs emportés. Les rois humains, même avec la meilleure volonté, n’en sont qu’un pâle reflet, insuffisant pour traduire la grandeur, la gloire et la magnanimité de Dieu. Dans cette solennité du Christ roi de l’univers, nous avons l’occasion de célébrer le vrai roi du monde : Dieu. Le Christ est le seul à pouvoir tenir cette place : il est l’un de nous et peut être notre roi parce qu’il s’est incarné et il est pleinement Dieu parce qu’il est le Verbe.
Les textes de ce jour (Apocalypse et Évangile) montrent que la royauté du Christ est toute différente de la royauté du dauphin, de Saül et même de saint Louis. Dieu règne en donnant et en donnant gratuitement. Il a créé le monde et nous y a placés ; il pardonne les péchés, ce qui est une grande victoire pour tout le genre humain ; il fait de nous tous son peuple : « À lui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, qui a fait de nous un royaume et des prêtres pour son Dieu et Père, à lui la gloire et la souveraineté pour les siècles des siècles. Amen. » (Ap 1, 5-6) Plus encore, Dieu règne en se donnant lui-même. Pilate est impressionné : il a devant lui, totalement humilié et livré comme un malfaiteur, quelqu’un dont il pressent la majesté ; il tient en son pouvoir le roi de l’univers qui s’est livré aux mains des hommes. La Passion du Christ montre à quelle extrémité Dieu est disposé pour se donner à nous, pour être reçu par nous.
Le Christ est roi de l’univers, mais il ne se préoccupe pas des taxes à percevoir et goûte peu les exploits guerriers. Ce qui motive notre roi c’est de venir à la rencontre de la brebis perdue, de se donner à nous et que nous le recevions.
Les rois hellénistiques, d’Alexandre le Grand à Hérode, se pensaient comme évergètes, c’est-à-dire faisant le bien de leur peuple. Ils utilisaient leur puissance et leur richesse pour organiser la défense de la ville, pour bâtir des temples magnifiques. Le Christ est un roi qui se donne lui-même à son peuple et pour son peuple. Il donne sa vie sur la croix pour le pardon des péchés ; il donne sa vie dans l’Eucharistie où nous mangeons le pain de vie. Nous aimerions qu’il exerce sa toute-puissance à notre profit de façon plus évidente à nos yeux : qu’il arrête les guerres pour toujours ; qu’il corrige, comme par un coup de baguette magique, nos penchants mauvais. Saint Paul en a fait l’expérience : « ma grâce te suffit. » (2 Co 12, 9) Dieu règne en se donnant aux pécheurs que nous sommes.
Dans la liturgie byzantine, pendant la grande entrée des dons (la procession d’offertoire) le peuple chante : « déposons tout souci du monde, pour recevoir le roi de l’univers, invisiblement escorté des chœurs angéliques ». Ce qui rend sublime notre vie humaine, c’est de recevoir Dieu en nous, de recevoir « Sa Majesté » en nous, comme dirait sainte Thérèse d’Avila. Ce qui caractérise le Royaume de Dieu, c’est de se donner.
Ne sommes-nous pas, nous aussi, par le baptême, prêtres, prophètes et rois ? Nous avons reçu cette royauté qui vient de Dieu. Nous pouvons la vivre en nous donnant à notre tour, comme le Christ. Ce peut être un don matériel, un regard bienveillant, un sourire à un ami dans l’épreuve ou du temps pour écouter, servir ou aimer les autres. Se donner, c’est très simple et c’est une grande victoire ; digne d’un roi très glorieux.