Close

neuvaine à St Dominique 2022

Sous le soleil des ténèbres

Frère Rémi-Michel Marin Lamellet op

Eclipse de soleil à Venise, Ippolito Caffi, 1842.

“Deux soleils aux deux extrémités :
l’un des ténèbres, et l’autre d’embrasement.”
30e prière, Grégoire de Narek

 

Jour 1 – Départ :

 

 

Je vais vous faire un aveu mes soeurs : j’ai peur du noir. Mais qui n’a jamais eu peur de la
nuit ? Même dans un lieu clôt, familier et sans danger. Même nos couvents ont leurs lots de
veilleuses et d’allumage automatique, là où ce n’est pas toujours nécessaire. Je peux vous le dire : je
suis le premier à craindre un cloître trop sombre ou une sacristie ténébreuse.
C’est toi, Seigneur, ma lampe,
Dieu éclaire ma ténèbre.
Psaume 18, 29
Face à cette frousse du noir, il y a un Dieu qui est Lumière dans les ténèbres. Pour moi, c’est cette
lumière qui m’a attiré dès le commencement. Je ne dirais pas que Dieu m’est un phare, car Dieu
m’est plus ancre que guide dans la tempête. Je dirais qu’il est une lampe comme une simple lampe
de chevet : la plus proche et la plus douce. Dieu comme un interrupteur pour dissiper, en un geste,
la puissance des ténèbres. Dans les réflexions que je veux dérouler avec vous durant cette neuvaine,
il n’y aurait rien d’original à parler de la nuit comme un lieu de rencontre avec Dieu. Les Pères, le
Carmel et de nombreux saints ont écrit et transmis leur expérience du désert, de la nuit, de la
ténèbre lumineuse. Ces expériences me parlent mais je serais incapable d’en rendre compte. De
même, il n’y aurait rien d’original à parler des ténèbres comme symbole et lieu de la puissance du
Mal, de la nuit comme lieu du crime et de l’angoisse. Cette réalité parle d’elle-même.
Il y a pourtant cette intuition que je désire creuser et que j’aimerais éprouver : la ténèbre, c’est ce
dans quoi je baigne, avec toute ma génération. J’aimerais dire j’ai baigné, au passé, mais ce serait
illusoire de m’en croire sorti. Et j’aimerais dire avec le monde, mais je le connais trop peu. En
revanche, je crois connaître ceux avec qui j’ai grandi. Je nous reconnais dans ces paroles du Livre
de la Sagesse (qui parle d’une des plaies d’Égypte) : « tous avaient été liés par une même chaîne de
ténèbres » (Sg 17, 18) et plus loin : « car le monde entier était éclairé par une lumière étincelante et
vaquait librement à ses travaux ; sur eux seuls s’étendait une pesante nuit, image des ténèbres qui
devaient les recevoir. Mais ils étaient à eux-mêmes plus pesants que les ténèbres » (Sg 17, 20-21).
Je suis lié avec toute ma génération par une même chaîne de ténèbres et j’éprouve combien nous
sommes un poids pour nous-mêmes. Mais je cultive comme mes semblables une certain amour de la
vie, une quête de sens grave et allègre, un goût de la rencontre. Ce sont deux constatations
contradictoires, et donc je pose cette question : quelle est-elle, cette ténèbre ? Quels mots utiliser
pour la décrire et la comprendre ?
Car cette ténèbre n’est ni la ténèbre du Mal et de l’enfer, ni la ténèbre lumineuse des
contemplatifs qui épousent la véritable inconnaissance de Dieu. C’est entre les deux, ou plus
exactement, c’est un pied de chaque côté. Pour reprendre l’image de Grégoire de Narek, dans son
Livre de prières, il y a ces deux soleils qui nous éclairent, l’un des ténèbres et l’autre
d’embrasement. Ils projettent chacun notre ombre, sur chacun sa brûlure. Mon intuition, c’est que
nous vivons sous le soleil des ténèbres, sans que le soleil d’embrasement ne soit bien loin. Nous y
vivons pour certains avec des paupières cousues, pour d’autres avec les yeux grands ouverts, mais
sans jamais les élever vers le ciel. Ce soleil des ténèbres est au soleil d’embrasement ce que le lac
est à la mer, ce que la colline est à la montagne, ce que la lune même est au soleil. En somme, il
nous faut ouvrir les yeux et les élever pour pouvoir comparer. Il faut sonder et mesurer le lac pour
considérer la mer. Il faut bien parcourir la colline pour éprouver l’altitude de la montagne. Il va
nous falloir aiguiser notre regard : il en va, in fine, de notre désir de distinguer l’idole de Dieu.

800 ans nous séparent, et pourtant notre Père Saint Dominique a particulièrement oeuvré dans cette
ténèbre. Il y a ce rêve de sa mère, où un chien embrase le monde d’un flambeau dans sa gueule. Il a
embrasé ! Mais il y a aussi ce « front lumineux » de Saint Dominique que l’on représente par une
étoile dans les tableaux, la lumière douce d’une carte céleste offerte aux navigateurs que nous
sommes. Il serait trop facile de parler d’un « faux soleil de l’hérésie » combattu par Dominique : ma
génération ne connaît plus l’hérésie puisqu’elle n’a plus aucune foi à pervertir. Non, Dominique a
diffusé quelque chose de la lumière divine dans les ténèbres de son époque, et pour cela, il s’est
plongé dedans. « Il brilla en effet lui-même dans le monde comme l’étoile du matin, et avec lui on
vit naître pour le siècle une nouvelle lumière dont l’éclat se diffusa partout sur la terre »1.
Notre projet pourrait se résumer dans ces paroles de Job, par lesquelles il exprime la sagesse
inaccessible :
On met fin aux ténèbres
on fouille jusqu’à l’extrême limite
la pierre obscure et sombre.”
Job 28, 3

 

Jour 2 – La fausse clarté :

 

 

“Cesse donc de me fixer, pour me permettre un peu de joie,
avant que je m’en aille sans retour
au pays des ténèbres et de l’ombre épaisse,
où règnent l’obscurité et le désordre,
où la clarté même ressemble à la nuit sombre.”
Job 10, 20b-22

Job demande explicitement à Dieu de détourner son regard de lui. Son regard flamboyant,
inquisiteur, un regard de juge impitoyable qui lui enlève le peu de joie qui lui reste sur la terre. À
cette lumière flamboyante, il préfère l’obscurité toute proche où la clarté même n’éclaire pas, celle
qui permet de se dissimuler, ou du moins de voir sans distinguer, d’être perçu sans être vu. Vouloir
se cacher est une réalité bien humaine. Elle peut être mise au service du mal, et la menace de
l’Apôtre fait trembler : tout ce que l’on fait dans les ténèbres sera un jour porté à la lumière, aux
yeux de Dieu et aux yeux de tous.
Je crois que cette menace ne fait plus vraiment peur à ma génération : il faut s’assumer, et nous
avons une profonde exigence de transparence, parfois envahissante. S’assumer, c’est accepter de se
mettre sous la lumière du monde. Cela a du bon mais il y a là quelque chose de ce lieu où, parfois,
la clarté même ressemble à la nuit sombre. Qu’est-ce qui relève de cette lumière ténébreuse dans
nos vies ? J’assume de vendre mon corps, d’avoir des pensées suicidaires, je montre tout, tout ce
qui touche à la dignité de l’Homme, à son intimité, que l’on met sous une lumière crue. Une lumière
qui n’éclaire rien, ou sinon pour plonger un peu plus dans les ténèbres. L’obscurité tapie que l’on
cherche alors nous échappe : car cette lumière exclue tout véritable refuge.

Il existe une comparaison simple et pratique pour l’objet de notre réflexion : la lumière tapageuse de
notre monde moderne. Je fais appel à un auteur japonais : Jun.ichirô Tanizaki. Dans les années 30,
après avoir approfondi sa connaissance de la culture occidentale, il publie son seul et grand essai,
L’éloge de l’ombre2. Il critique de manière très vive l’arrivée de la lumière électrique dans les
intérieurs japonais, l’éclairage abusif suivant la mode occidentale, pour défendre l’approche
japonaise de la lumière et de l’ombre.
Son éloge de l’ombre dans les demeures japonaises est poignante. Elle révèle la beauté de l’art
japonais conditionnée par la pénombre, mais elle va plus loin : elle témoigne d’une expérience quasi
mystique de ce qu’il appelle également les ténèbres.
Nous nous complaisons dans cette clarté ténue, faite de lumière extérieure d’apparence incertaine,
cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire et qui conserve à grand-peine un dernier
reste de vie. Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements
du monde et sa vue ne nous lasse jamais. […] En contemplant les ténèbres tapies derrière la poutre
supérieure, à l’entour d’un vase de fleurs, sous une étagère, et tout en sachant que ce ne sont que des
ombres insignifiantes, nous éprouvons le sentiment que l’air à ces endroits-là renferme une épaisseur
de silence, qu’une sérénité éternellement inaltérable règne sur cette obscurité.

Et plus loin :
Les Occidentaux, […] toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cette cesse à la poursuite d’un état
meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de
la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le
moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre.
Nous souffrons de l’éclairage abusif de notre monde. C’est la lumière impitoyable et écrasante des
autres, la lumière moderne qui chasse nos derniers refuges d’ombre, de silence et de saine solitude.
La fausse clarté de notre monde est paradoxalement une réelle nuit sombre. Il y a notre recherche
d’une clarté plus vive qui n’est pas la recherche d’une véritable lumière divine. Cette fausse clarté
dévoile seulement pour dénuder. Elle appuie sur tous les interrupteurs pour éloigner la peur de la
nuit, sans pour autant vaincre la grande nuit où règnent l’obscurité et le désordre.
Quelle réponse face à cette souffrance ? Reprendre les paroles du psalmiste (psaume 120) :
Le Seigneur, ton gardien, le Seigneur, ton ombrage
se tient près de toi.
Le soleil, pendant le jour, ne pourra te frapper,
ni la lune durant la nuit.
Le regard doux de Dieu, c’est l’ombrage qui protège des brûlures du monde. C’est justement la
moitié de la mission de Saint Dominique : tout au long de ses nuits, dans la pénombre de l’église,
pleurer et demander la miséricorde de Dieu. Alors que nous ne demandons qu’à attirer le regard des
autres, en rêvant au fond d’une paix anonyme et cachée, la prière de Dominique c’est au contraire
braquer à nouveau le regard de Dieu sur les Hommes. C’est inviter les Hommes à faire la
différence entre des ombres insignifiantes et la sérénité éternellement inaltérable qui règne sur
cette obscurité. C’est répéter que Dieu est à la fois ce seul regard que l’on cherche, et la paix
profonde que nous désirons. C’est là notre prière en tant que dominicaines et dominicains : se
plonger dans les ténèbres du monde pour y attirer de nos voix le regard du Christ. Et répéter au
monde qui ne voit en Dieu qu’un doigt inquisiteur : Dieu n’est pas cet éclairage abusif, il n’est pas
non plus l’ombre épaisse désirée par Job : il est ombrage, tout proche. S’il est épaisseur, il est
l’épaisseur de silence contre lequel tout le bruit du monde ne peut rien.

 

Jour 3 – les ténèbres du jugement :

 

 

“Vois donc si la lumière qui est en toi
n’est pas ténèbres”
Luc 11, 35

Ces paroles du Christ suivent l’image de l’oeil sain et du corps sain qui doivent briller
comme une lampe. Elles ont de quoi nous glacer car elles supposent que nous pourrions nous
tromper sur nous-mêmes, au point de se croire éclairé par nos propres ténèbres. Quand je lis cette
phrase du Christ, il me vient à l’esprit une caractéristique de notre monde : une certaine tendance à
beaucoup se sonder. Nous ne sommes pas dans l’examen de conscience, ni dans une relecture de vie
jésuite, ou une simple liste de péchés avant la confession. Il s’agit plutôt de scruter son passé et les
mouvements intérieurs de l’être pour mieux se comprendre, se connaître (ce qui est bon!) mais qui
vire à l’obsession, souvent sans ouverture sur l’horizon. Les psychanalyses, les tests de
personnalité, le développement personnel, sont présentées comme la clé de tous les problèmes :
scruter les ténèbres que l’on a en soi suffirait à guérir. Comme l’écrit Tomasz Witkowski :
« aujourd’hui la sainteté a pris la forme de l’épanouissement personnel » (L’Express).
C’était précisément ce dont nous parlions hier soir : le regard inquisiteur d’une lumière artificielle.
Sauf que là, c’est l’Homme qui en s’auto-scrutant se condamne souvent lui-même, car lorsqu’on
regarde ainsi vers l’intérieur, c’est bien l’obscurité qui nous saisit en premier. Nous en faisons tous
l’expérience.
Saint Dominique aussi scrutait les ténèbres de ses contemporains et de ses frères (« Mon fils,
tu as fait une confession incomplète de tes péchés. Il y a un péché que tu as passé sous silence parce
que tu avais peur d’en rougir » et l’emmenant à part, il lui dit le péché3). Il scrutait surtout ses
propres ténèbres : la deuxième manière de prier de Saint Dominique était de s’allonger sur le sol,
face contre terre, « il rougissait de lui-même et disait – parfois si haut qu’on pouvait même
l’entendre – cette parole de l’Évangile : « Dieu ? Sois propice au pécheur que je suis »4.
Nous voilà dans une impasse. Contempler son propre néant, son propre vide, est-ce que cela sauve ?
Ne serait-ce pas s’arrêter à mi-chemin en fait, dans la direction indiquée par le Christ ?
« Je t’ai destiné à être la lumière des nations (…) je t’ai établi pour dire aux prisonniers :
‘‘ Sortez ’’, à ceux qui sont dans les ténèbres : ‘‘ Montrez-vous ’’ ».
Isaïe 49, 9
Isaïe nous montre le chemin et nous permet d’aller jusqu’au bout de l’invitation du Christ : voir si la
lumière en nous n’est pas ténèbre, pour en sortir, pour se montrer et se laisser voir par Dieu, pour le
laisser allumer Sa lumière resplendissante, cette « lumière des nations ».
Alors, comme l’écrit Grégoire de Naziance, nous pouvons entendre « Soyez comme des sources de
lumière dans le monde, une force vitale pour les autres hommes ». Alors nous pouvons avoir le
front lumineux comme celui de Dominique, comme celui d’un enfant baptisé dont le visage brille
de l’onction du saint chrême. Se scruter ne doit permettre que d’installer la lumière en nos
obscurités, comme l’humilité de Dominique touchait le coeur de ses frères, cachés la nuit pour
l’écouter pleurer.

Pour résumer cette partie sur les ténèbres du jugement, je prendrai une image : celle de la
spéléologie. La tendance de ma génération, notre écueil à tous peut-être, c’est de s’enfoncer en
spéléologue dans les entrailles de la terre (notre être), et de se laisser emmurer par la profondeur
effrayante des ténèbres. C’est évoluer en spéléologue avec une lampe frontale qui ne fait que révéler
les coins les plus obscurs qu’elle ne peut atteindre. Cette lampe frontale, c’est une lumière de
ténèbres.
Au contraire, il nous faut nous rendre compte que nous ne sommes qu’un enfant jouant à avoir peur
dans un grenier. Ce grenier contiendra toujours des parties sombres, c’est le mystère de notre être,
mais le Christ nous invite à quitter toute fausse lampe, à ouvrir grand les velux en somme, laisser
entrer le soleil. Et alors, peut-être, par une grâce toute spéciale de notre baptême, par un jeu de
miroirs, refléter la lumière du Christ jusque dans les profondes ténèbres des autres. Dire aux
prisonniers : sortez. À ceux qui contemplent leurs ténèbres : n’ayez pas peur de laisser entrer la
vraie lumière.

 

Jour 4 – les ténèbres de la déception :

 

 

“Nous attendions la lumière et voici les ténèbres,
la clarté, et nous marchons dans l’obscurité.
Nous tâtonnons comme des aveugles cherchant un mur,
comme privés d’yeux nous tâtonnons.”
Isaïe 59, 9-10

Le sentiment d’être déçu est si humain qu’il semble bien difficile d’en faire un élément
caractéristique de ma génération. Mais je ne veux pas parler ici des déceptions assez primaires
(comme la cascade de Chalais : on me promet les chutes du Niagara et je trouve une petite mare!).
La déception fait toujours pendant à des attentes suscitées par des promesses. comme le sont le
faux-bond d’un ami, les demi-promesses d’un homme politique ou un échec lors d’un concours.
Peut-on parler d’une plus grand déception qui serait la déception de la vie ? Notre monde nous fait
aujourd’hui des promesses démesurées qu’il est incapable d’honorer. Ou bien ce qu’il vient combler
un temps n’est pas le creux immense de nos attentes. Je veux prendre un exemple extrême (en fait,
j’ai des amis qui sont ou qui ont été là-dedans et je veux les confier à votre prière) : la pratique du
chemsex par exemple, en associant drogues et relations sexuelles, promet des expériences inouïes,
dans une désinhibition totale qui crée un lien harmonieux et spécial entre les participants. Ces
promesses sont honorées, mais d’une part elles laissent un trou encore plus béant de solitude dans le
coeur de chacun, et d’autre part elles affadissent tout ce qu’offre la vie de plus simple et de plus
tendre. Cette pratique conduit très souvent à l’overdose ou au suicide : la vie s’avère décevante,
l’amour est décevant, les relations humaines n’ont plus de goût.
Dieu fait d’immenses promesses. Le prophète Isaïe fait l’expérience, par conséquent, d’une
immense déception : nous attendions la lumière et voici les ténèbres. Et pire, nous pouvons avoir
peur d’être déçu. Sainte Thérèse de Lisieux rapporte les voix qu’elle entend aux portes de la mort :
Lorsque je veux reposer mon coeur fatigué des ténèbres qui l’entourent, par le souvenir du pays
lumineux vers lequel j’aspire, mon tourment redouble ; il me semble que les ténèbres, empruntant la
voix des pécheurs, me disent en se moquant de moi :« tu rêves la lumière, une patrie embaumée des
plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois
sortir un jour des brouillards qui t’environnent ! Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera
non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant5.
L’ensemble des croyants fait aujourd’hui encore cette expérience décevante d’un Dieu qui promet
d’être présent mais semble absent, d’un Dieu qui sauve mais qui semble abandonner, et encore :
l’expérience de recevoir des grâces spéciales d’union avec Dieu, tout laisser pour le suivre, puis en
être douloureusement privées. Voilà précisément le pont qui nous rejoint de part et d’autre… et se
reconnaître dans ces ténèbres, c’est poser un regard honnête sur la vie.
C’est l’histoire aussi de l’échec de la prédication de Dominique. Il resta de nombreuses années à
prêcher sans succès, et les registres d’Inquisition de Carcasonne nous l’indique : parlant de
Raimonde « Le bienheureux Dominique l’a réconciliée, mais par après elle a vu et adoré les
hérétiques et cru qu’ils étaient des hommes bons »6. Ses biographes nous le raconte :
« les façons, lançant sur lui des crachats, de la boue et d’autres immondices du même genre, et lui
attachant par dérision de la paille dans le dos ». Saint Dominique ne verra de son vivant la fin de
l’hérésie cathare. Et il y a aussi ses cris de désespoir la nuit : « Que vont devenir les pécheurs ? ».
Et bien mes soeurs, désespérons ! Désespérons avec le monde. Portons aux pieds du Seigneur leur
déception qui engendre leur désespoir. Saint Paul nous en donne la clé : « Le péril que nous avons
couru en Asie nous a accablé à l’extrême, au-delà de nos forces, au point que nous désespérions
même de la vie. Oui, nous avions reçu en nous-même notre arrêt de mort. Ainsi notre confiance ne
pouvait plus se fonder sur nous-même mais sur Dieu qui ressuscite les morts. C’est lui qui nous a
arrachés à une telle mort et nous en arrachera ; en lui nous avons mis notre espérance : il nous en
arrachera encore »

 

Jour 5 – l’absence de mort :

 

 

“Jésus lui dit : « Suis-moi,
et laisse les morts enterrer leurs morts. »”
Matthieu 8, 22

Nous n’avons plus peur de la mort car, sans enfer et paradis, être mort n’est plus vraiment
source d’angoisse ou d’espérance : il est absent. Si nous nous posons la question de l’existence,
nous ne nous posons plus désormais vraiment la question d’une vie après la mort. Je crois que je
peux dire que je n’ai jamais été habité par l’angoisse de ce néant post mortem. Pour ma génération,
la mort est douloureuse mais elle est une fin comme tout a une fin. Ensuite, il y a un retour à la
terre, la trace qu’on laisse dans la vie du monde, un repos, un anéantissement dans le grand Tout,
une réincarnation : c’est assez flou mais rien n’est véritablement inquiétant. Je ne nierai pas la peur
de vieillir, l’angoisse de tomber dans l’oubli, mais il s’agit d’une angoisse qui touche à la vie-même
et non pas à la mort.
Pablo Neruda, dans ses mémoires, raconte une frayeur semblable qui m’a permis de réfléchir
sur ce chapitre. Il relate un tremblement de terre à Valparaiso, au Chili8 :
La frayeur qui naît alors n’est pas celle que provoque le taureau furieux, ou le poignard qui menace
ou l’eau qu’on avale. C’est une frayeur cosmique, une insécurité instantanée, l’univers qui s’effondre
et se décompose. Et pendant ce temps la terre tonne sourdement, avec une voix que personne ne lui
connaissait. La poussière que les maisons avaient soulevée en s’écroulant se dissipe peu à peu. Et
nous restons seuls avec nos morts et avec tous les morts, sans savoir pourquoi nous sommes vivants.
Plus angoissant que la mort elle-même, il y a cette solitude du vivant, sa survie incompréhensible et
la mémoire en lui d’un ébranlement du monde. L’écueil, nos ténèbres, c’est demeurer prisonnier, au
présent, de ce sans savoir pourquoi nous sommes vivants. Je dirais que nous avons l’angoisse d’être
des morts-vivants, et nos ténèbres sont l’absurdité de la vie.
J’ai en mémoire une rencontre à Paris en 2016. Ce jour-là, j’étais allé au Trocadéro suite à un
massacre perpétré en Amérique, ne sachant que faire de ma tristesse. J’ai trouvé un groupe
rassemblé autour de bougies, je me suis assis et j’ai abondamment pleuré. Je ne savais réellement ni
pour qui, ni pour quoi, ni vers qui je pleurais. Je ressentais ni colère ni haine, mais je ne comprenais
pas pourquoi, à moi, il m’était donné de vivre. J’étais sidéré. Je ne sais combien de temps je suis
resté, dans le silence le plus total, entouré d’autres personnes qui pleuraient également, tandis que
quelqu’un remplaçait les bougies chauffe-plat au fur et à mesure qu’elles s’éteignaient. Puis une
femme s’est accroupie à côté de moi : elle était étrangère, d’origine asiatique. Elle m’a pris un
instant dans ses bras puis elle m’a vigoureusement sermonné en anglais. J’étais surpris, je n’ai pas
tout compris, mais son message était le suivant : il est tant d’arrêter de pleurer, de te lever et de
partir. Elle me faisait de gros yeux, comme si elle me grondait. Et je suis parti.
Ce n’est que quelques mois après cette rencontre que j’ai découvert ces paroles du Christ : « Suismoi,
et laisse les morts enterrer leurs morts ». J’en ai été véritablement éclairé et j’y reviens
souvent. Elles m’ont permis d’enterrer certains de mes proches avec amour mais sans pleurer.

Nous avons oublié la mort en laissant l’au-delà dans des ténèbres flous et incertains. Alors, c’est
notre propre vie qui perd son sens, et lorsque la mort frappe, c’est la sidération. Les paroles du
Christ ne nous demandent pas d’arrêter d’inhumer dignement nos proches. Il nous secoue
vigoureusement pour que nous regardions la mort en face, pour que nous choisissions la vie. Pour
quitter la sidération, il nous faut savoir pourquoi nous sommes vivants.
S’il y a bien un pont entre ma génération et le Christ, c’est ceci : nous avons peur de mourir, mais
nous n’avons pas peur de la mort. Le Christ a peur de mourir, ce sont les sueurs de sang à
Gethsémani. Ma génération, comme toutes les autres, a peur de mourir : vieillir, subir, souffrir, être
oublier, en somme le processus de mort du vivant. Mais le Christ n’a pas peur de la mort, il va à sa
rencontre et la terrasse. De même, ma génération n’a pas peur de la mort mais seulement parce
qu’elle l’évite. Elle rencontre alors le mur plutôt que la porte.
Nous sommes dans l’extrême inverse du siècle de Dominique, où la perspective de brûler en enfer
éternellement terrifiait le monde, mais où l’on savait bien qu’il faut mourir. Ce ne sont donc pas les
mêmes ténèbres, mais il y a la même angoisse, celle du devenir, qu’il soit dès ici-bas ou dans l’autre
monde. Quelle réponse apportée en tant que Dominicains ? Les hérétiques s’étonnent de la
tranquillité de Dominique face à leurs menaces et leurs tortures : « n’as-tu donc point la mort en
horreur ? ». Notre paix face à la mort doit être la lumière. Notre fierté de la regarder droit dans les
yeux. Et de déborder d’une telle confiance que nous prions tous les jours pour les défunts.
Le soleil des ténèbres, en voilant la mort, voile aussi la vie. Le soleil d’embrasement, en
révélant la mort, permet de la laisser simplement là où elle se trouve. Ainsi, lorsque je dois porter la
Bonne Nouvelle aux miens, je ne parle plus de l’au-delà, ou d’une quelconque promesse de
paradis… je parle de la mort du Christ et de la Croix. Ce qui m’anime, la seule chose que je veux
leur dire, c’est que grâce au Christ crucifié, cette vie éternelle commence aujourd’hui, ou plutôt
qu’elle a déjà commencé hier, sans qu’on s’en aperçoive. Et si la mort me blesse et m’arrache des
larmes, ce n’est qu’un temps : c’est parce que je la vois que je me reconnais vivant. La mort, miroir
de lumière.

 

Jour 6 – l’aurore de la Parole :

 

 

“Quiconque a marché dans les ténèbres sans voir aucune lueur,
qu’il se confie dans le nom du Seigneur,
qu’il s’appuie sur son Dieu.”
Isaïe 50, 10b
Quand je viens à Chalais, j’ai les oreilles qui sifflent (un silence parfait)… mais j’ai le coeur
tout pétri de la Parole de Dieu (psaume 108 éprouvé dans ma chair : « mes genoux se dérobent »,
hier). Ma génération, nous sommes aussi plongés dans un silence mais bien différent.
Nos ténèbres de la Parole sont purement et simplement l’absence du Verbe dans nos vies. Le
mot absence est encore imparfait. Peut-on dire que la lumière est absente de la vie d’un aveugle de
naissance ? Cela ne lui manque pas, ce n’est pas en tant que telle une absence puisqu’il ne le connaît
pas. Nos ténèbres de la Parole, c’est la ténèbre de toute parole : paroles de vie, promesse, parole
donnée. Ça ne parle pas, et pourtant ce n’est pas le silence de Chalais. Pour toutes les générations
précédentes qui ont baigné, de près ou de loin, dans le christianisme, il y a cette Parole entendue, au
moins une fois. Ils ne peuvent être l’aveugle de naissance, et s’ils deviennent un jour aveugle, de
plein gré ou par hasard, ils gardent le souvenir de la Lumière. Même les athées, même les grands
philosophes du doute et du nihilisme, vivent en relation avec cette Parole. Les ténèbres qu’ils
choisissent ne sont pas nos ténèbres, comme la nuit des yeux un temps condamnés n’est pas celle
des yeux qui n’ont jamais vu.
Qu’est-ce que le silence de la Parole ? C’est l’étendue infinie d’une mer huileuse sur laquelle on fait
la planche, par temps calme. Au contraire, la Parole de Dieu, ce n’est ni un radeau, ni même une
boussole, ni même une île sur laquelle se réfugier. La Parole, c’est cette invitation : plonge et
inspire. Comme dans certains de nos rêves alors, après avoir trop longtemps tenté de retenir sa
respiration sous l’eau, on inspire tout d’un coup. On se rend compte que l’on peut respirer sous
l’eau. Cela n’efface pas les tempêtes. Les bêtes de la mer sont aussi malmenés par les vagues. Mais
l’on n’est plus bloqué entre ciel et mer, presque immobile, en équilibre. On plonge et on inspire.
Dans ce silence de la Parole, que faire ? Pour ceux qui y sont, impossible de revenir à une source.
On peut s’accrocher à toute sorte de rondin, de radeaux de fortune qui parcourent la mer, ou même
de solides et fiers navires. Néanmoins ils demeurent temporaires et éloignés de cette vérité : on peut
respirer sous l’eau.
Il faudrait plutôt se demander alors : que peut-on faire, nous, Chrétiens, pour porter et transmettre
cette Parole ? Je trouve des éléments de réponse chez le théologien Paul Tillich. L’une de ses
phrases m’a durablement marqué : « l’homme ne peut pas comprendre une réponse à une question
qu’il n’a pas posée ». C’est limpide et claire, et il n’est peut-être pas le premier à le remarquer, mais
remettons la phrase dans son contexte pour qu’elle éclaire précisément notre sujet.
L’homme ne peut comprendre une réponse à une question qu’il n’a pas posée. (C’est, soit dit en
passant, un principe de grande conséquence pour l’éducation religieuse). Il percevrait une telle
réponse comme extravagante, comme une suite incompréhensible de mots comme le sont tant de
prédications, mais il n’y verrait pas une expérience de révélation. La question que pose l’homme,
c’est l’homme lui-même. Il pose cette question, qu’il l’exprime ou non par des mots. Il ne peut pas
éviter de la poser, car c’est son être même qui est la question. En s’interrogeant sur son existence, il
est seul avec lui-même. Il interroge « du fond de l’abîme » et cet abîme est lui-même.

Au coeur de ces ténèbres de la Parole, du fond de notre abîme, on ne se pose pas forcément la
question de Dieu. L’Église apporte une multitude de réponses, et de très bonnes réponses, à
beaucoup des questions que l’on ne se pose plus désormais. L’Église en cela ne doit pas transformer
ses réponses – cela ne lui appartient pas – mais bien plutôt adapter son oreille aux questions
provenant de nos ténèbres.
Je prends un exemple : à la Chapelle de l’Hôtel-Dieu de Lyon, une jeune femme non chrétienne de
mon âge est venue me demander, avec hésitation mais avec courage : « ce que je ressens quand je
viens ici, le ressentez-vous, vous-aussi ? ». Lorsque j’ai rapporté cette question dans mon couvent,
certains frères s’en sont gentiment moqué. L’idée sous-jacente était la suivante : « votre génération
obsédée par ses propres sensations et expériences, centrée sur le ressenti corporelle, pose des
questions subjectives et attendent des réponses subjectives ». Ils n’ont pas totalement tort, mais ils
passent à côté de cette nouvelle question, peu conventionnelle. S’il fallait faire une comparaison :
un aveugle de naissance, sortant rarement dehors, vous demande tout à coup « ressentez-vous cette
chaleur sur votre peau parfois quand vous sortez, vous-aussi ? », et vous riez en votre fort interne,
vous disant « quel idiot, il ne sait pas que c’est le soleil ! ».
Je vous ai invité à lire la guérison de l’aveugle-né. Celui-ci parle à son entourage de Jésus qui lui a
mis de la boue sur les yeux. La réaction des gens : « Où est-il ? ». L’aveugle guéri répond « je n’en
sais rien ». Il y a là tout ce que je vois de ma génération, de mon propre chemin, où l’on commence
à voir, et où l’on se sait où trouver celui qui nous a donné la vue. Tout ce que nous avons à faire,
c’est susciter la question et annoncer son Nom, dire où le trouver, avec le même zèle que
Dominique. Et votre vie, mes Soeurs, suscite cette question, annonce son nom et nous montre où le
trouver.
« Saint Dominique cherchait avec tant de zèle le salut des âmes que lui-même, une fois faite
l’organisation des frères, avait projeté d’aller chez les païens et de mourir pour la foi » et il se laissa
même pousser la barbe en prévision10.
Je ne vous invite pas à vous laisser pousser la barbe (sauf le frère Maxime), mais mesurons
ce que cela veut dire. Dominique était prêt à s’adapter, prendre la barbe des Cumans, à manifester
sur son visage-même, son élan missionnaire, sur son front le nom de Dieu… et permettre alors la fin
du silence, l’aurore de la Parole.

 

Jour 7 : ne pas saisir le Christ :

 

 

“Ce qui fut en lui était la vie,
et la vie était la lumière des hommes,
et la lumière luit dans les ténèbres
et les ténèbres ne l’ont pas saisie.”
Jean 1, 4-5

La lumière, c’est le Christ : lumière avant le commencement du monde et lumière par son
incarnation dans le monde, rendu visible de manière si fugitive à la Transfiguration, présente
jusqu’à la fin des temps pour l’eucharistie. Les ténèbres, dans ce prologue de saint Jean, ce sont les
puissances du Mal et tout particulièrement ceux qui, dans le monde, ont vu le Christ mais ne l’ont
pas reconnu. Le terme grec καταλαμβανο, katalambano, a un double sens : comme en français, le
verbe revêt à la fois le sens de saisir, prendre, et le sens de saisir, comprendre. Le second sens est le
plus souvent retenu, car il reflète l’incompréhension des Juifs face à la venue du Messie, Jésus le
Christ.
Je ne sais pas si l’on peut dire que ma génération ne comprend pas le Christ, puisqu’elle ne le
connaît pas. Sa figure est tout au plus celle d’un sage, comme tant d’autres, déformée par les
hommes à travers les siècles. Quand je dis que nous ne le connaissons pas, c’est bien dans cette
dimension transcendante d’une présence, dans toute la réalité de sa personne. Je vois ici la raison de
mon goût, avec tant d’autres jeunes catholique de nos âges, pour l’adoration du Saint Sacrement,
comme une petite Transfiguration : le Christ comme présence réelle et palpable. En réponse à cette
évocation, un frère philosophe me demandait : « mais peut-il y avoir une présence qui ne soit pas
réelle ? ». Pour m’aider à lui répondre, il ajoutait : « nous pouvons être là sans être pour autant
présent ». Nos ténèbres, c’est le déficit de ces présences. La nôtre en premier lieu, la difficulté
d’être à nous-mêmes au coeur de notre propre vie. Ensuite, celle des autres qui sont
douloureusement absents à nos appels, jusque dans les relations les plus intimes : absents en esprit
malgré leur présence corporelle. Enfin, à l’inverse, la non-présence de Dieu qui, associé à une
immanence énergétique et fluide dans des lieux qu’on dit habités, en demeure pourtant tout à fait
absent physiquement, résolument hors du monde et inaccessible.
Il est incorrect de dire que, dans nos ténèbres, nous ne comprenons pas la lumière qu’est le Christ :
nous ne pouvons comprendre ce que nous ne connaissons pas. Par contre, le sens premier du verbe
katalambano, saisir au sens de prendre me semble plus pertinent. Nos ténèbres nous protègent,
quelque part, de mettre la main sur le Christ, de s’accaparer sa lumière. C’est un reproche que l’on
fait aux différentes institutions chrétiennes. Ne pas se saisir du Christ n’est pas une fin en soi – et il
s’agit bien plutôt de se laisser saisir par lui – mais c’est une condition pour l’approcher en vérité.
C’est résolument une bonne terre où l’on peut semer, comme ces carrés de terre dans nos jardins
qui, cachés de la lumière du soleil par une bâche noire, sont restés vierge de mauvaises herbes et de
ronces.
Ne pas se saisir du Christ pour les Saints, c’est accepter, comme Pierre, Jacques et Jean, de
redescendre de la montagne. Comme Marie-Madeleine, de ne pas le retenir. Comme les pèlerins
d’Emmaüs, de revenir sur leurs pas. Tous ont accepté de le perdre après l’avoir trouvé.
En ce jour où nous célébrons la fête de la mort de Saint Dominique notre père, je vois chez lui aussi
cette même pudeur, cette volonté de ne saisir personne. Sur son lit de mort, il y a quelque chose de
ce « ne me retiens pas » de Jésus à Marie-Madeleine. Dominique dit « je vous serai plus utile au
ciel ». Sa discrétion et son humilité nous empêchent de nous saisir de lui. Dominique nous échappe.
Le fondateur des prêcheurs n’a laissé aucune prédication.
Dominique est cette pluie que nous avons eue hier soir, destinée à rafraîchir un temps la
terre, puis qui disparaît… comme pour nous obliger à toujours lever le regard vers le ciel.

 

Jour 8 : sortir nu des ténèbres :

 

 

« Car l’aumône délivre de la mort,
et elle empêche d’aller dans les ténèbres »
Tobie 4, 10

Cette parole prend place dans la longue liste de recommandations que le père de Tobie
donne à son fils avant de mourir. Le thème revient plusieurs fois dans le chapitre 4, comme au
verset 16 : Donne de ton pain à ceux qui ont faim, et de tes habits à ceux qui sont nus. Nous
pourrions même dire que c’est un thème récurrent dans toute la Bible, et dans les religions en
général, qu’elles soient monothéistes ou extrême-orientales. Ce n’est pas seulement une bonne
action, c’est même un peu plus qu’un devoir : faire l’aumône délivre de la mort et retient de
sombrer dans les ténèbres. Autrement dit, l’aumône vous tire des ténèbres si vous y étiez déjà (elle
vous rachète) et vous empêche d’y aller si vous n’y étiez pas.
Il est aisé de faire le lien avec notre père saint Dominique, car son premier geste de sainteté, qui a
marqué ses contemporains, c’est le suivant : alors qu’il était encore à Palencia, vendre ses livres et
donner l’argent aux pauvres affamés de sa ville. On dit même qu’ « il a proféré une malédiction au
moment de mourir contre celui qui introduirait des richesses dans son ordre, bien plus le saint
voulut que les siens mendient dans le monde tout entier »11.
Notre génération alors ? Caricaturée individualiste, capitaliste, consumériste, sait-elle ce qu’est
l’aumône ? Oui ! Nous donnons beaucoup : je connais nombre d’amis (pour ne pas dire tous) qui,
sans appartenir à aucune religion, donnent volontiers aux sans-abris, font des dons réguliers à des
associations, ont le souci de s’impliquer dans une association caritative. Ils donnent de leur argent et
de leur temps. Je ne saurais dire si ma génération vit ce devoir d’aumône comme une injonction,
comme c’est le cas dans les religions. J’ai l’impression qu’elle est bien plutôt un réflexe, comme
mettre sa ceinture en voiture : il faut aider. Nous sommes une génération généreuse et en même
temps, je dois le reconnaître, paradoxalement souffrant de trop posséder. Les marques de luxe, de
décoration, l’ont bien compris : elles reversent toutes quelques bénéfices pour de grandes causes,
cela aide à se déculpabiliser, et les lignes de la mode sont de plus en plus sobres et épurées, c’est le
règne du minimalisme (même si elles se renouvellent sans cesse pour susciter l’intérêt).
C’est que l’aumône rend nu. En cela, elle libère. C’est pour cela qu’elle délivre des liens de la mort.
Mais ça ne suffit pas. Qu’est-ce que l’aumône proprement chrétienne ?
Je vais vous confier que l’une des premières choses qui m’ont attiré dans l’Ordre, c’est de voir des
frères vivre la pauvreté (c’est peut-être cocasse, vous me direz, car nos couvents ne sont pas
toujours des modèles dans ce champs-là). Lorsque j’ai passé quelques semaines au couvent de Lille
avant de m’envoler pour le Pérou, un frère étranger m’avait fait rentrer dans sa cellule pour relire et
corriger sa prédication en français : j’avais découvert une cellule dépouillée : deux ou trois livres,
un matelas par terre, sur une natte, deux ou trois chemises pendues, c’est tout. J’en ai été illuminé.
Et partout où j’allais en retraite, je me rendais compte que j’aimais le dépouillement des cellules. Je
ressentais légèreté et liberté.
Et de fait, je ne vous raconte pas ce que j’ai fait subir à ma mère, les deux mois avant d’entrer dans
l’Ordre : j’ai été pris d’une frénésie de tout jeter ce qui m’appartenait : des tas de livres, de bibelots,
de vêtements, de superflus qui m’étouffaient. Je voulais partir au noviciat avec seulement trois
caleçons et un t-shirt, puisque de toute façon je porterai l’habit tous les jours jusqu’à la fin de ma
vie.
Je vous rassure (même si c’est peut-être triste), j’ai changé. Mes supérieurs ont affiné ce désir de
pauvreté (qui n’est pas le désir de la misère). Ils l’ont ré-orienté parce que ce désir était mal-ajusté,
car découlant d’un monde mal-ajusté. On m’a libéré d’une frénésie de dépouillement qui ne cherche
à se dégager. Je retrouve cette sagesse ici : je demandais à une soeur « êtes vous autosuffisante avec
vos biscuits », et elle m’a répondu « mais nous ne cherchons pas à être autosuffisante ». Vous
acceptez de dépendre, mes soeurs, et ceux qui viennent chez vous acceptent aussi de déprendre de
vous. C’est la véritable nudité.
Ce que nous dit Tobie, ou l’exemple de Dominique, c’est que l’aumône et la pauvreté ne peuvent
être seulement qu’une recherche de liberté personnelle, ni même un don pour se déculpabiliser.
L’aumône, c’est souffrir avec. C’est parce que Dominique souffre avec ses contemporains qu’il
donne ce dont il a pourtant besoin.
La Parole de Dieu est sans détour : l’aumône délivre de la mort. Pour ma génération donc, le
chemin est déjà à moitié parcouru. Nous savons donner, et nous en connaissons l’importance. C’est
une joie. L’insatisfaction demeure pourtant. Tobie nous donne ici une clé : « l’aumône est une
offrande de valeur, pour tous ceux qui la font en présence du Très-Haut ». C’est l’aumône de
Dominique, quelques livres. Celle de la veuve ou du bon Samaritain : deux pièces. Et le sang du
Christ, nu sur la croix, c’est l’aumône que nous fait le Père.

 

Dernier jour – Dieu dit : « Que la lumière soit » Genèse 1. Première parole de Dieu.

 

 

Mes Soeurs, encore une fois, bonne fête de saint Dominique. Après ce long chemin que nous
avons fait entre lumière et ténèbre, ce jour a presque une saveur de résurrection. Au terme de cette
neuvaine aux côtés de Saint Dominique, j’espère nous avoir aidé à mieux comprendre (et donc à
prier) pour ces âmes sous le soleil des ténèbres. Nous sommes passés d’abord (jour 2) par la fausse
clarté, c’est-à-dire la lumière artificielle de notre monde, à l’opposé de la pénombre douce et
reposante du regard divin. Ensuite (jour 3), nous avons plutôt parlé de nos ténèbres intérieures –
« vois donc si la lumière en toi n’est pas ténèbres » nous dit le Christ) – pour inviter le monde à
accueillir la douce lumière de Dieu. Nous nous sommes arrêtés dans les ténèbres de la déception
(jour 4), où nous avons confronté l’échec et le désespoir à la vertu d’espérance. Notre point
culminant, notre point de bascule (le jour 5) était l’absence de la mort dans notre monde, alors que
le Christ nous invite à la regarder en face. Ensuite notre chemin s’est trouvé de plus en plus
lumineux : le jour 6 était consacré à l’aurore de la Parole, la non-connaissance de la Parole de Jésus
par nos contemporains qui ouvre de grandes perspectives de Salut. Le jour 7 nous invitait à ne pas
saisir le Christ, mais à la rechercher sans cesse. Le jour 8, hier, nous invitait à contempler la lumière
de l’aumône et de la pauvreté au sein des ténèbres du monde.
Pour ce dernier jour, le neuvième, je veux terminer sur la lumière, sous le soleil d’embrasement. Ce
soleil qui se reflétait sur l’autel, jeudi, et dont le Saint Sacrement reflétait les rayons. C’était
tellement beau, une image m’est venue : faire bronzer son âme.
C’est le psaume 18 qui a retenu mon attention les semaines précédentes (il a sûrement inspiré le
rêve de la mère de saint Dominique d’ailleurs que nous avions vu en ouverture) :
“Là, se trouve la demeure du soleil :
tel un époux, il paraît hors de sa tente,
il s’élance en conquérant joyeux.
Il paraît où commence le ciel,
il s’en va jusqu’où le ciel s’achève :
rien n’échappe à son ardeur.”

notre Dieu à parcourir toute la terre, pour éclairer toutes les femmes et les hommes de notre
monde. Ce qui lui permet de dire quand je te parlais je ne me cachais pas dans les ténèbres, ou
encore je n’ai pas dit « cherchez moi dans le vide ». Et donc, lorsque le Christ dit « moi je suis la
lumière du monde », il y a de cette joie du Fils de l’Homme à être venu parmi nous.
Je vois aussi rien n’échappe à son ardeur : rien n’échappe à la chaleur de Dieu, sa tendresse,
sa lumière, mais donc aussi sa brûlure, celle de son regard qui purifie et transforme. C’est ce regard
qui dessine, sans que nous le sachions, le contour de nos vies, les aspérités de notre âme. C’est ce
que dit Grégoire d’Agrigente : « Si la lumière disparaissait, le monde n’aurait plus d’aspect, et la
vie serait sans vie ». Le regard de Dieu, cette lumière vive et brûlante, donne aspect et donne vie.
C’est tout ce que nous retrouvons chez notre père saint Dominique. Cet ardent désir d’annoncer
Dieu au monde entier, de porter le Christ. Et son regard de miséricorde, un regard déjà tourné vers
l’au-delà, dans lequel, certainement, les gens pouvaient voir le reflet de la lumière divine.
Un Vademecum : laissons nos hésitations, gardons-les entre nous, et comme soeur Geneviève, dire
face au monde en proie au désespoir : « je crois ».
Je laisse les derniers mots à Saint Sophrone de Jérusalem (on le trouve dans le bréviaire pour la fête
de la Présentation au Temple) :
« Si nos cierges procurent un tel éclat, c’est d’abord pour montrer la splendeur divine de celui qui
vient, qui fait resplendir l’univers et l’inonde d’une lumière éternelle en repoussant les ténèbres
mauvaises (…) Que nul d’entre vous ne demeure à l’écart de cette lumière, comme un étranger ; que
nul, alors qu’il en est inondé, ne s’obstine à rester plonger dans la nuit »