Close

Solennité de Pentecôte 2022 C

Frère Camille de Belloy, o.p

Jn 7, 37-39

 

Remplir et habiter

« Quand arriva le jour de la Pentecôte… ». Voilà qui paraît bien anodin comme
entrée en matière. En réalité, le langage de saint Luc dans les Actes des Apôtres est beaucoup
plus fort, plus imagé. La Pentecôte, ce n’est pas seulement un jour qui arrive, le cinquantième
après la Pâque, c’est un jour qui s’accomplit et même qui « se remplit entièrement », selon la
tournure très particulière que Luc utilise et qui pourrait se traduire ainsi : « dans le
remplissement, dans l’accomplissement total du jour de la Cinquantaine ». Tandis que la
Résurrection est un mystère de foi, le mystère de la foi par excellence, tandis que l’Ascension
est un mystère d’attente et de désir, c’est-à-dire d’espérance, la Pentecôte, elle, est un mystère
d’accomplissement, de remplissement, de plénitude. De fait, le remplissement, c’est la
marque propre de l’Esprit Saint pour Luc qui, dès le début de son évangile, désigne Zacharie,
Élisabeth ou Jean-Baptiste comme « remplis d’Esprit Saint ». Ici, dans son récit des Actes, il
nous dit que la maison où se trouvaient les apôtres fut « remplie tout entière » par ce grand
bruit et ce grand souffle de vent, puis que ce sont les apôtres eux-mêmes qui furent « tous
remplis d’Esprit Saint ».
Mais il y a plusieurs formes de remplissement, plusieurs formes d’accomplissement
et de plénitude. Il y a un accomplissement qui n’est qu’un point d’arrivée, un aboutissement,
une fin, un arrêt ; il y a une plénitude qui étouffe, asphyxie, emprisonne parce qu’elle ne laisse
plus aucun espace libre, pas le moindre interstice ; il y a un remplissement qui empêche tout
mouvement et finalement toute vie. Ce n’est pas cela que produit l’Esprit Saint, c’est tout le
contraire. En effet, remplis d’Esprit Saint, les apôtres, aussitôt, transmettent, communiquent,
partagent cette plénitude autour d’eux. Car c’est alors, dit le texte des Actes, qu’ils « se mirent
à parler », qu’ils « commencèrent à parler en d’autres langues », eux qui jusqu’à présent
étaient restés confinés dans le silence de leur petit groupe, de leur cénacle. Ainsi
l’accomplissement de l’Esprit, ce n’est pas une fin, un point d’arrêt, c’est un commencement,
un point de départ ; le remplissement de l’Esprit, ce n’est pas une saturation muette et
paralysante, c’est une source vive de parole qui déborde et rejaillit à son tour comme en
cascade. C’est pourquoi il n’y a pas que les apôtres à être remplis d’Esprit Saint : tous ceux
qui les écoutent le sont pareillement. Le signe en est que chacun d’eux, venus pourtant de
régions et de cultures différentes, les entend parler, dire les merveilles de Dieu dans son
« propre dialecte », dans sa langue maternelle, littéralement, la langue où il est né, celle de
son origine singulière.
Et voilà bien l’autre grande caractéristique de l’Esprit Saint, l’Esprit même de Dieu
communiqué aux hommes : il est à la fois universel et personnel. L’Esprit parle à tous, mais
dans la langue de chacun, à travers ce que chacun a de plus propre, de plus intime, et c’est
ainsi, paradoxalement, qu’il réalise l’unité, la communion dans l’Église, de la même manière
qu’il est lui-même, en personne, l’unité, la communion du Père et du Fils, leur souffle, leur
commune respiration d’amour.
Ce mélange d’universalité et de singularité apparaît tout au long du récit que Luc a
dressé de l’événement de Pentecôte dans les Actes des Apôtres. La maison où ils étaient assis,
réunis tous ensemble, est remplie tout entière par le vent de l’Esprit, mais ce sont des langues
de feu bien distinctes qui se partagent et se posent sur chacun des apôtres. De même tous les
apôtres sont remplis de l’Esprit Saint, mais chacun s’exprime différemment selon ce qui lui
est donné en propre par l’Esprit. Enfin tous les entendent, mais chacun dans sa langue
particulière.
Un remplissement qui n’étouffe pas, mais qui est source de mouvement, de parole,
de vie ; un accomplissement qui est un commencement et non un terme ; une plénitude qui
réalise la communion de tous sans supprimer les différences singulières, mais en révélant, au
contraire, en faisant vivre la personnalité de chacun : telle est l’œuvre, tel est le miracle de
l’Esprit qui s’opère au jour de la Pentecôte. Au jour de la Pentecôte seulement ? Non, car,
depuis ce jour, il y a dans le cœur de chaque disciple du Christ, de tout baptisé, une autre
présence de l’Esprit, plus intime, plus familière, comme habituelle. Pour caractériser cette
présence, saint Paul n’emploie pas le verbe « remplir » comme saint Luc ; il dit que l’Esprit
« habite » en nous. Or habiter, ce n’est pas seulement occuper un lieu ni même le remplir d’un
seul coup, mais c’est lui donner vie au jour le jour, c’est l’animer, le faire respirer, le dilater.
Laissons-nous donc conduire par l’Esprit, laissons-le habiter en nous, et c’est alors le Dieu
unique, l’inséparable Trinité d’amour, le Père, le Fils et l’Esprit Saint, qui chez nous viendra
faire sa demeure. Amen.