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17ème Dimanche du TO B

Fr Gilles Berceville op

Jn 6. 1-15

Il y a quelques années, un philosophe assez âgé écrivit un livre pour les jeunes. Son testament. Il l’a intitulé : La vraie Vie.
Tout au long de l’Evangile, Jésus n’a pas d’autre but. Ouvrir nos cœurs et nos intelligences à ce qu’est « la vraie vie ». Celle pour laquelle nous sommes faits, qui nous fait goûter le bonheur.
Ce que l’Evangile d’aujourd’hui nous rappelle de la vraie vie, c’est qu’elle grandit et se multiplie en se donnant.

Je vous propose de nous attacher à l’un des personnages de l’Evangile que nous venons d’entendre, pour mieux le comprendre : l’Apôtre Philippe.

Ce jour-là, Jésus s’était donc, comme nous, retiré sur la montagne, accompagné de ses disciples. Il prenait le large par rapport à la foule. Et voici que, levant les yeux, il vit que cette foule l’avait suivi jusqu’au lieu de leurs vacances.

Sa réaction fut alors étonnante. Il dit à Philippe : « où achèterons-nous des pains pour que mangent ces gens ? » Il disait cela, commente l’évangéliste, pour « mettre Philippe à l’épreuve ». Cela ne signifie pas : ‘pour le tourmenter’. Mais, comme un bon enseignant sait le faire, pour éveiller son attention par une énigme, l’appeler à exercer son intelligence et sa foi, ouvrir son cœur au mystère. Le mystère de la vraie vie qui se nourrit de la vérité, et cette vérité est la gloire de l’Amour.

« Comment ! répond Philippe, Acheter du pain pour tous ces gens ! Mais deux cents deniers n’y suffiraient pas ! A quoi penses-tu, Maître ? » La question de Jésus est le signal qu’il va donner un signe. Et qu’il faut être bien attentif pour en comprendre toute la signification. Même pendant ce temps qui aurait dû être temps de répit, de vacances, l’école de Jésus continue. L’école de la vraie vie.

Philippe était de Bethsaïde, ce bourg surplombant le lac de Tibériade, dont Pierre et André étaient eux aussi originaires. Jésus l’avait appelé à le suivre avec eux, tout au début de son ministère, lorsque quittant l’entourage de Jean le Baptiste et la Judée, il était retourné en Galilée, leur pays (1, 43).

Dès les premiers jours, Philippe avait reconnu en Jésus le ‘grand prophète’ dont Moïse avait parlé (v. 45) et lui-même avait entraîné Nathanaël à rejoindre le petit groupe des premiers disciples. Une fois arrivé en Galilée, trois jours après la première rencontre, à Cana, la ville de Nathanaël (21, 2), Philippe avait assisté au premier signe donné par le Christ pour ‘manifester sa gloire’ : le vin manquait à la noce, et Jésus avait transformé une grande quantité d’eau insipide en bon vin.

Jésus avait fait avec ses disciples à plusieurs reprises, à l’occasion des grands pèlerinages, le trajet entre Judée et Galilée. Une centaine de kilomètres. Alors qu’ils traversaient le pays des Samaritains situé entre les deux régions, les disciples avaient laissé un jour leur Maître seul au bord d’un puits, et eux-mêmes s’en étaient allés à la ville la plus proche, appelée Sychar , «  pour acheter de quoi manger » (4, 7), nous dit l’évangéliste Jean. En revenant au puits, ils avaient été étonnés de trouver Jésus parlant avec une Samaritaine. Elle était toute bouleversée par ce que lui avait dit Jésus et elle était partie appeler ses compatriotes à venir le voir. Laissés seuls un moment avec Jésus, les disciples lui présentèrent la nourriture qu’ils avaient achetée à Jésus en lui disant : « Maître, mange ». Mais Jésus leur avait dit qu’il se nourrissait, lui, d’une nourriture qu’eux ne connaissaient pas encore. Alors les disciples s’étaient demandé : « quelqu’un lui aurait-il apporté à manger pendant notre absence ? » Jésus avait repris : « ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin. Ne dites-vous pas : encore quatre mois et vient la moisson ? Et bien, je vous le dis : levez les yeux et regardez les champs, ils sont blancs pour la moisson. Déjà le moissonneur reçoit son salaire et récolte du fruit pour la vie éternelle, en sorte que le semeur se réjouit avec le moissonneur. » Jésus faisait comprendre ainsi aux disciples et à Philippe qu’ils avaient en Dieu un Père, que ce Père voulait les nourrir comme lui et par lui d’un fruit de vie éternelle. De cette nourriture, de ce pain, Jésus était le semeur, et eux, ses disciples, seraient les moissonneurs.

En Samarie, au moment où les habitants de Sychar ameutés par leur compatriote venaient à eux, Jésus avait dit à ses disciples : « levez les yeux, et regardez les champs, ils sont blancs pour la moisson. » Sur la montagne à présent, levant à nouveau les yeux, ils voient la foule venir à eux. Ils sont ici loin de toute habitation. Alors, demande Jésus, « où achèteraient-ils du pain, non plus pour eux et Jésus seulement cette fois-ci, mais « pour tant de gens ? »
Le seul stock disponible à l’horizon était celui d’un petit garçon, circulant sans doute parmi la foule pour proposer sa marchandise. C’est André, l’ami de Philippe, qui l’aperçoit le premier. Et Jésus ce jour-là multiplia les cinq pains de manière à rassasier cinq mille hommes. C’était un nouveau signe pour éveiller la foi en la générosité de son Père, pourvoyeur de la vie éternelle, en abondance. Mais la foule n’était pas encore prête à comprendre le message : tous sont appelés à vivre de la vie du Père, à donner gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement. Elle ne pense qu’à se saisir de Jésus pour en faire son roi. Alors celui-ci, à nouveau s’enfuit, seul, plus loin, dans la montagne.

La Pâque suivante, quelques jours avant la Passion, Philippe et André présentent à Jésus un groupe de pèlerins grecs qui veulent le voir. Alors Jésus déclare que tout va enfin s’éclairer bientôt.
« Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit» (12, 23).

Ainsi la gloire annoncée une première fois à Cana, le secret du débordement de vin pour la joie des noces, la signification de la multiplication du pain et du rassasiement de la foule, est la fécondité de l’amour qui lie le Père au Fils et en vertu duquel le Fils va donner sa vie au monde sur la Croix.

Jésus est le semeur. Il est aussi le Pain qui rassasie. Il est le grain même qu’il faut jeter en terre pour en faire ce pain. Jésus revendique d’être la vie. Non pour asservir et taxer ceux à qui il vient la donner, comme le ferait tout Roi de ce monde. Mais pour rendre témoignage à la seule vérité qui sauve : la vérité d’une vie que l’on trouve en se donnant, que l’on multiplie en la donnant, parce que la vraie Vie est de se donner soi-même, comme le Père au Fils et le Fils à ses frères les humains au Nom du Père.

Quelques jours après cette déclaration sur le grain jeté en terre, pendant le dernier repas que Jésus prend avec ses disciples, Philippe dit à Jésus : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. » Philippe a compris maintenant que la vie est dans le Père, que Jésus peut nous la communiquer, et que cette vie rassasie, comme il a vu le vin de Cana étancher la soif des invités, comme il a vu le pain rassasier la foule sur la montagne. Voir le Père, cela ‘suffit’ dit-il. Mais Jésus va encore plus loin, il va jusqu’au bout, en répondant à Philippe, ce disciple des premiers jours : « Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : ‘ Montre-nous le Père’ Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même : mais le Père demeurant en moi fait ses œuvres. »  (Jn 14, 8-9). Montrer le Père ? Mais qu’a fait d’autre Jésus tout au long de son compagnonnage avec les disciples ? Non pas seulement en parlant du Père, mais en vivant du Père. On ne montre le Père qu’en vivant du Père, c’est-à-dire en donnant la vie reçue de lui.

Dieu aime jusqu’à se donner lui-même. Il aime d’un amour sans réserve. De même Jésus nous aime « jusqu’au bout » (13, 1). Jusqu’à l’extrême du don de sa propre vie. Cet amour qui se prodigue jusqu’à se donner lui-même est ce qu’il y a de vraiment précieux. Hors de prix. Telle est la signification d’un autre détail du récit de la multiplication des pains : Jésus a demandé à ses disciples de rassembler soigneusement le pain en surplus, « pour que rien ne se perde » (6, 12). Dans sa dernière prière au Père il dira encore : « j’ai veillé et aucun d’eux ne s’est perdu » (17, 12). Cet amour si précieux, il faut que nul n’en soit privé.

Annoncer que Dieu nous aime infiniment, sans réserve, jusqu’au bout, jusqu’à se donner lui-même, sans vouloir que rien ne se perde de cet amour, et en voulant que personne n’en soit privé, tel était donc le mystère auquel Jésus initiait Philippe tout au long de l’Evangile. Cet amour, comment l’achèterions-nous ? Nous n’en sommes pas la source, mais nous venons y puiser. Nous n’en sommes pas les semeurs, mais les moissonneurs, dit encore Jésus. Puissent nos cœurs, dans l’accueil de cet amour infini que Dieu seul peut nous donner, se dilater sans cesse et nos mains s’ouvrir toujours plus largement, afin que parmi nous le partage fraternel reflète la gloire de l’Amour, la gloire du Dieu vivant.