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Solennité du Corps et du Sang du Christ 2019

Frère Marc-Antoine Bêchetoille op Lyon

Lc 9.11b-17

Frères et sœurs,

Dans le récit évangélique que nous venons d’entendre, qui a multiplié les pains ? Une réponse très simple, évidente, puisque c’est un miracle emblématique, qui fait partie de la carte de visite de Jésus : « Je n’ai jamais vu un homme distribuer autant de pains à la fois… », pour ceux qui se souviennent des Inconnus…

C’est Jésus qui multiplie les pains. C’est clair. Mais comme souvent, les réponses simples, sans être fausses, cachent parfois une vérité plus riche, plus profonde. Pour nourrir la foule rassemblée devant lui, Jésus s’en remet tout d’abord à la générosité du Père créateur. Ayant pris le pain, il lève les yeux au ciel et prononce la bénédiction. Il ne perçoit pas son geste comme une performance, comme l’exercice de son pouvoir divin. Au contraire il se tourne vers son Père, dans un geste de confiance filiale, il lui présente les fruits de la terre et du travail des hommes, et lui demande, à sa parole d’en faire la nourriture pour tous ces gens rassemblés devant lui. Ce n’est pas Jésus qui multiplie les pains, c’est son Père !

Une fois la bénédiction dite et le pain rompu, Jésus donne les 5 pains et les 2 poissons aux disciples et c’est lors de la distribution par les disciples que le panier ne désemplit pas, au point de pouvoir nourrir tout le monde et même d’emplir 12 paniers avec la surabondance. Les disciples un peu sceptiques, pragmatiques, comme on dit aujourd’hui, auraient préféré que chacun se débrouille de son côté, voient dans leur propres mains s’accomplir l’ordre que Jésus leur a donné : « Donnez-leur vous-même à manger ! » Ce n’est pas Jésus qui multiplie les pains, ce sont les disciples !

Jésus est bien-sûr au cœur de l’action, il est le catalyseur de la multiplication des pains, celui qui lui permet d’advenir, mais il est bon aussi de voir dans quelle attitude il le fait, en reconnaissant en son Père l’auteur de ce miracle, et en faisant des disciples les acteurs de ce miracle. Pour nourrir les foules, pour répondre à leur demande, Jésus s’en remet à son Père et il s’en remet à ses frères et à ses sœurs. Au cœur de son activité souveraine, il y a aussi une passivité.

Dans ce miracle de la multiplication des pains, comme dans les autres miracles, Jésus ne se contente pas de répondre aux besoins des hommes et des femmes qu’il rencontre, mais il exprime aussi qui il est. En multipliant les pains, il se livre à son Père, à qui il fait toute confiance pour exaucer sa prière, et il livre aux mains des disciples cette puissance dont il est l’héritier pour qu’ils la transmettent à tous. Il se révèle comme celui qui se livre, celui qui nous transmet l’amour du Père en se donnant lui-même. Dans ce miracle de la multiplication des pains est bien-sûr préfigurée l’eucharistie, que nous célébrons aujourd’hui, le mémorial de ce dernier repas du Seigneur dans lequel il se révèle au plus haut point comme celui qui se livre. Saint Paul le dit avec ses mots, les plus anciens qui nous parlent de l’eucharistie : « la nuit où il était livré le Seigneur Jésus prit du pain ». Le corps de Jésus est livré à celui qui va le trahir, livré à ceux qui vont l’arrêter et le flageller puis le clouer sur une croix, livré à ceux qui vont le descendre de la croix et l’ensevelir. Mais nous le croyons, le grain tombé en terre, s’il meurt, porte beaucoup de fruit : 30, 60, 100 pour un. Parce qu’il s’est livré le Christ porte aussi beaucoup de fruit, du fruit en abondance. Comme on a ramassé 12 paniers de la surabondance de la multiplication des pains, le corps du Christ ne cesse de se multiplier pour nous nourrir jusqu’à aujourd’hui, pour que son geste nous rejoigne, et c’est bien aujourd’hui entre nos mains qu’il veut se livrer, ici sur la montagne de Chalais.

Jésus s’est livré, et les disciples, à la suite de Saint Paul, nous l’ont transmis « ce que j’ai moi-même reçu, je vous l’ai transmis ». Livré et transmis, c’est le même verbe, ‘tradere’ en latin, d’où vient la tradition, selon le contexte trahison ou transmission. Dans cette collision de la livraison et de la transmission se révèle une nouvelle dimension du geste du Christ : en célébrant l’eucharistie, en faisant mémoire du dernier repas, nous nous faisons aussi transmetteur, et entrons dans la dynamique même du Christ livré.

Il ne s’agit pas de se prendre alors pour le Christ, mais d’apprendre de son enseignement. Dans sa discrétion, dans son pas de côté, Jésus nous décrit une spiritualité du disciple. Il montre que l’obéissance à ses commandements permet de dépasser la crainte, et que dans le service de la communauté en son Nom, nous pouvons expérimenter sa puissance active à nos côtés. Alors que les Apôtres s’en remettaient à Jésus de façon un peu désespérée, attendant qu’il démontre son autorité en faisant le travail lui-même, ils en ressortent au contraire grandis, témoins du miracle qui s’accomplit au milieu d’eux, qui tout à la fois soude la communauté qui partage un repas, et l’ouvre quand elle voit tous les restes, la surabondance dont elle reçoit en quelque sorte la responsabilité du partage.

L’attitude de Jésus est aussi un enseignement pour les disciples lorsqu’il se tourne vers son Père comme l’auteur véritable du miracle. Bien-sûr, Jésus est Fils de Dieu, Dieu lui-même, et pourtant il sait au plus haut point qu’il vient du Père, dont il est engendré, du Père source de toute vie, dont il reçoit lui-même, en tant que Fils, vie et puissance. Il sait au plus haut point que tout lui a été donné par son Père, et c’est à lui qu’il rend grâce, de pouvoir mettre cette puissance au service des hommes que Dieu aime. Il donne aux disciples l’exemple de l’attitude juste de l’exercice de tout ministère dans l’Église. Comme le dit la règle de Saint Augustin, que nous suivons frères et sœurs dominicains : « Quant à celui qui est à votre tête, qu’il ne s’estime pas heureux de dominer au nom de son autorité mais de servir par amour. »

Tel est le sacrement qui nous est donné aujourd’hui à adorer, présence active et puissante du Christ à nos côtés lorsque nous œuvrons en son nom, et rappel que notre mission ne prend sens que si elle demeure un service de nos frères et une action de grâce au Père. Telle est la nourriture qui nous est donnée aujourd’hui à partager, qu’elle nourrisse en ce jour de toutes les relations tissées au cours de notre semaine, spécialement avec les plus pauvres, et qu’elle les transfigure en véritable liens de communion. Amen