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15ème Dimanche du TO - B

Fr. Marie-Augustin Laurent-Huyghues-Beaufond op

Mc 6,7-13

Ne rien prendre pour la route, pas de tenue de rechange, pas de réserve d’argent… À l’heure où les routes et les gares sont encombrées de vacanciers aux bras chargés de valises et aux coffres remplis de bagages, ces conseils de Jésus pour la vie apostolique ont quelque chose de cocasse. Il y a pourtant quelque chose de crucial dans cet appel au dépouillement.

C’est très curieux : lorsque le Christ choisit douze apôtres parmi ses disciples, il les dépouille de tout. Le témoignage pour le Royaume est l’œuvre de rien, semble-t-il. Jésus ne les prépare pas non plus en leur donnant un cours sur le Royaume, il ne les fait pas étudier la théologie dans un Institut Catholique, ou plutôt dans un Institut Rabbinique de Jérusalem ou de Galilée. Immédiatement, simplement parce qu’ils ont vécu quelque temps avec lui, il les envoie. Comme des scouts qui partent en grand jeu, sans trop savoir à quoi s’attendre et avec un sac léger. Il leur dit : « Voilà, vous partez deux par deux. N’emportez absolument rien, tout juste un bâton. » Vous partez nus et crus, encore bleus et tendres, et vous allez annoncer que le Royaume de Dieu est là, et qu’il faut se convertir. Nous attendrions un peu mieux que ça. Notre culture du principe de précaution exigerait une formation, une préparation. Pourquoi Dieu prend-il le soin, lorsqu’il envoie des apôtres, de leur donner le minimum de ce qu’il faut, et même moins que le nécessaire, pour pouvoir affronter toutes les situations, les objections, les difficultés et les questions qui ne manqueront pas de surgir ?

La figure du prophète Amos nous offre quelques éléments de réponse. Amos se fait interpeller alors qu’il prophétise, nous est-il raconté. Il s’agit en fin de compte d’une petite intervention de police au Temple de Béthel, où après quelques semaines de prophétisation excitée l’on explique au monsieur qu’il faut se taire, parce que sa parole dérange en ce lieu, puisqu’il s’agit d’un sanctuaire royal. Et Amos de répondre, de manière étonnante : « Oh mais vous savez, je n’ai pas de mandat officiel, vous avez raison… Je n’y suis pour rien, je ne suis pas prophète comme on serait prophète de père en fils, d’ailleurs mon métier à moi c’est bouvier, et je m’occupais des sycomores pour fournir du fourrage à mon troupeau… ». Il semblerait presque acquiescer à l’injonction de vider les lieux, en reconnaissant qu’il n’est pas qualifié… Mais en fait, pas du tout. Il semble dire au contraire : « Méfiez-vous et prenez au sérieux ce que je dis, car si je le dis, si j’agis ainsi, ce n’est pas juste pour vous embêter, c’est que j’ai reçu un appel, c’est que c’est Dieu qui est à l’œuvre. » Le secret des prophètes et des apôtres, c’est que leur mission résulte d’un appel, et que quand Dieu appelle, quand il donne une mission, il donne aussi toujours les moyens d’y répondre. Souvenez-vous : tant de prophètes, au moment où Dieu les appelle, disent « ce n’est pas pour moi, je ne suis pas la bonne personne, je ne sais pas parler, je ne suis qu’un enfant, bref, je suis démuni », et Dieu de répondre, comme Jésus aux disciples : « Je suis avec toi, tu n’as besoin de rien d’autre, et tu vas y arriver. »

Vous allez me dire : en quoi ça me concerne ? Eh bien, c’est que nous sommes tous apôtres : de par notre baptême, nous sommes invités à imiter les apôtres, nous avons à proclamer le Règne de Dieu. Ce n’est pas réservé à ceux que nous identifions comme des professionnels de l’annonce, et qui sont bien souvent dans nos esprits les prêtres, religieux, ou évêques. La préparation minimale, nous l’avons tous reçue : c’est l’œuvre de l’Esprit Saint en nous depuis notre baptême. C’est lui, l’Esprit de Jésus, qui nous rend capable de proclamer le Royaume. On peut ne pas avoir envie de s’y coller, parce qu’on s’imagine être la mauvaise personne. Trop de travail. Trop compliqué. Pas le temps. Tant de bonnes raisons d’enchaîner en nous l’Esprit Saint.

Et si proclamer le Royaume, c’était tout simplement de reconnaître ce Royaume qui vient, là où il est en germe dans le monde ? Jésus nous le dit : « allez dans une ville, faites-vous accueillir. » Le travail des apôtres, ça commence par se laisser accueillir quelque part. Pas d’abord par ouvrir la bouche, mais par être reçu en un lieu. Annoncer le Royaume, ça commence par le reconnaître et le désigner, avant de vouloir l’installer. L’annonce du Royaume (et comme dominicain cette idée m’est chère), c’est d’abord la bénédiction, la capacité à dire du bien, la capacité à reconnaître dans notre monde les lieux où se vit quelque chose du Royaume de Dieu. On n’arrive pas pour annoncer le Royaume comme un conquistador sur une terre vierge : il nous faut supposer le bien, supposer que Dieu a déjà travaillé le cœur de notre prochain avant que nous ne nous approchions de lui. On ne prêche pas le Royaume « contre le monde », ce serait une distorsion très dommageable. Non, on ne prêche pas « contre », mais on prêche « dans le monde », avec le monde et pour le monde, en commençant par le bénir et y reconnaître l’œuvre de Dieu. Voilà sans doute pourquoi nous sommes envoyés comme apôtres démunis de tout et armés du seul Saint Esprit : pour que nous ne soyons pas tentés de plaquer sur le monde ce que nous tenons entre les mains ou dans la tête, mais pour que nous puissions accueillir, reconnaître, et bénir l’œuvre de Dieu.

Mais cette parole de bénédiction n’est pas œuvre de naïveté. Que la liturgie de ce jour, à travers la lecture du livre d’Amos, rapproche les prophètes des apôtres est quelque chose de très intéressant, de ce point de vue. Nous n’avons pas toujours une image juste du prophète. On s’imagine souvent que le prophète, c’est celui qui annonce des catastrophes à venir. Or ce n’est pas ça. Le prophète annonce certes que des catastrophes risquent de venir… si on ne se convertit pas. Si on ne change pas son cœur. Le prophète n’est pas celui qui annonce l’avenir, mais celui qui dénonce le présent. Pas annoncer, mais dénoncer. Il est celui qui dénonce l’injustice, il est celui qui confronte les puissants à leur responsabilité, en particulier les rois et les prêtres en Israël : le prophète, oui, dérange, il dérange en particulier l’institution. Et après s’être dit un temps « pourquoi moi ? », il constate qu’il ne peut se taire face à l’iniquité. Le prophète se tient sur le bord, sur le seuil, il prend du recul et il regarde au-dedans de l’institution, pour la critiquer. Il est curieux de voir que Dieu institue des prophètes qui vont critiquer ceux qui sont intendants des mystères de Dieu. Mais c’est par amour que Dieu fait cela : « va, tu seras un prophète pour mon peuple » dit-il à Amos. C’est un service à rendre au peuple de Dieu que d’ouvrir la bouche pour dénoncer les travers qui parcourent ce peuple. Chaque temps de l’histoire a donné au peuple de Dieu les prophètes dont il avait besoin. Je pense par exemple à un Saint François, qui repère les travers d’une société et d’une Église trop riches. Saint Dominique, à sa façon, fut aussi prophète en repérant que l’Église ne pouvait pas assurer la tâche des apôtres dans ce Languedoc frappé par l’hérésie cathare, si elle n’acceptait pas de se dépouiller pour aller à la rencontre de ceux à qui il fallait annoncer le Christ en vérité, en commençant par vivre au milieu d’eux pour les écouter. Dénoncer des dysfonctionnements, c’est une tâche inconfortable. C’est inconfortable non pas seulement parce que cela bouscule ceux qui sont en vue ou qui ont le pouvoir, mais parce que cela remet en cause aussi notre propre participation à ce système. Aujourd’hui, toutes les voix qui attaquent l’Église ne sont pas prophétiques, mais celles qui viennent de l’intérieur, ou du seuil, du bord de l’Église, le sont peut-être d’une certaine manière. Des scandales à répétition dont les révélations émaillent la vie de l’Église ces dernières années, loin de nous ou près de nous, nous font honte et sont un contre-témoignage. Et on en parle encore trop peu dans l’Église, alors qu’on en parle beaucoup en-dehors. Laisser le terrain aux seuls médias, ou bien répondre « oui, mais c’est pire ailleurs », cela ne répond absolument pas à la question. Balayer le sujet en disant que ce n’est le fait que de quelques brebis galeuses, ou en blâmant l’inconséquence de certains pasteurs, ce n’est d’aucun secours. L’examen de conscience doit être collectif : si cela a été possible, si en bien des lieux un tel aveuglement collectif a été possible, c’est que les structures, le système est bien installé, et que nous y avons participé, même sans nous en rendre compte. Lorsqu’on continue à rejeter la parole de victimes, ou qu’on refuse de les écouter, au prétexte que c’est dérangeant, on continue à entretenir ce système. Nous pouvons être prophétiques en commençant par regarder en face la réalité. En écoutant. En faisant droit à une parole peut-être désagréable. En admettant que l’Église, celle qui doit annoncer le Royaume de Dieu, être aux avant-postes, en donner un avant-goût, n’est pas parfaite et doit se convertir, en admettant que le Royaume doit encore grandir là où on imaginerait qu’il est déjà parvenu à maturité. En se laissant dépouiller de certains prétentions à avoir accompli le Royaume. L’écoute est toujours première dans l’histoire des prophètes. L’écoute traversée par le dépouillement et la pauvreté : le prophète Élie au désert croit avoir tout perdu et est dans l’échec, quand Dieu enfin lui parle dans le souffle de la brise. Il faut écouter.

Mais il faut aussi parler, lorsque le le silence est complice de l’injustice et du péché. Parler, mais par amour. Il nous faut aimer l’Église, cette Église qui nous a donné ce baptême par lequel nous sommes prophètes et apôtres, démunis de tout mais armés du seul Esprit du Christ. Aimer l’Église comme un prophète, c’est se tenir parfois sur le seuil pour, avec quelque distance, la reconnaître défigurée et pauvre, et se reconnaître soi-même pauvre avec elle. Aimer le monde comme un apôtre, c’est se tenir sur le seuil pour se laisser accueillir dans le monde, et y reconnaître le travail déjà en cours de l’Esprit, et pour aider à le nommer. Dans les deux cas, il s’agit de « vivre avec », de parler avec, et non pas contre, dans une opposition stérile. Toujours « avec » et par amour, du monde comme de l’Eglise. Jamais « contre » et par revanche ou suffisance. L’Esprit Saint est notre guide en cette tâche, c’est lui qui, avant d’ouvrir notre bouche pour y mettre la parole juste, ouvrira nos oreilles, nos yeux, et notre cœur, pour nous rendre disponibles au Royaume qui est là, le Royaume qui se fraye un chemin dans nos cœurs, malgré le péché du monde, le péché des hommes, et parfois, aussi, le péché de l’Église. Puissions-nous vivre pleinement notre baptême en laissant l’Esprit-Saint faire de nous des apôtres et des prophètes, Amen.