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29ème Dimanche du TO - C

Frère Marie-Augustin Laurent-Huyghues-Beaufond op

16 octobre 2016

Luc 8, 1-8

Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?
« Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Je vous repose la question, car en finissant l’Évangile, nous avons tout de suite acclamé la Parole de Dieu, et cette question n’a pas eu le temps de s’imprimer en vous. Alors encore une fois : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » J’espère qu’elle fait son petit effet en vous, cette question. Normalement, en l’entendant, on devrait se sentir un peu gêné, pris en flagrant délit de manque de foi. On s’examine un peu, et on se trouve médiocre sur ce sujet. Et on s’inquiète de cette menace à peine voilée dans la bouche de Jésus…
Moi, cette question rhétorique de Jésus, ce n’est pas le seul effet qu’elle me fait. Elle suscite en moi un étonnement et une incompréhension que je voudrais vous partager. En effet, moi je croyais que le Fils de l’homme venait pour sauver ceux qui étaient perdus, pour racheter l’homme déchu. Moi, j’espère que, ce que le Fils de l’homme trouvera, quand il viendra, c’est surtout des hommes et des femmes à sauver ! J’espère qu’il aura un salut à offrir, un salut dont il faudra certes se saisir, et il faudra engager sa liberté pour cela, mais tout de même : il vient d’abord pour sauver, il vient au devant d’une humanité perdue sans lui. Et il vient aussi proposer son salut justement à ceux qui ne croient pas, qui ne savent pas qu’ils peuvent être sauvés, pour ceux qui n’ont pas encore la foi : il offre un salut pour tous. Pourquoi Jésus nous dit-il qu’il espère trouver la foi, pourquoi insiste-t-il sur la foi ?
Cette question vient à la fin de la parabole de la veuve importune et du juge inique. Et c’est avant tout d’un enseignement sur la prière qu’il s’agit ici. S’il n’y avait que la parabole sur la prière, cette page d’Évangile serait peut-être plus tranquille et évidente pour nous, sans cette question sur la foi lancée en forme de défi. Alors, regardons un peu ce que nous dit Jésus sur la prière, regardons un peu cette veuve.
Être veuve, dans l’Orient ancien, est une situation particulièrement délicate. Il n’est pas question seulement de deuil, mais bien d’isolement social : aucun homme pour lui assurer un statut, une place dans la cité. La veuve, c’est personne. Celle de la parabole n’a aucun proche qui puisse se faire son avocat ou son secours. Elle n’a plus rien, cette veuve, elle n’a plus rien à perdre, elle n’a que sa vie. Et je crois que cette veuve, elle a une foi en béton : une foi en elle-même, en la légitimité de sa cause qui l’autorise à aller en justice et à insister ; mais aussi une foi dans le juge, qui seul peut lui rendre son dû, la rétablir dans son droit. Elle n’a plus que sa cause et sa voix. Et elle est radicalement dépendante du jugement qui va lui être accordé (ou non). Elle ne compte que là dessus, et elle est totalement disponible à tout ce qui peut lui arriver, elle n’a d’yeux et d’oreilles que pour ce juge, elle a le regard rivé à celui qui a le pouvoir de lui rendre sa vie. Elle n’a que ça comme préoccupation, elle n’a que son salut comme souci, car elle est radicalement pauvre et dépendante.
C’est à dire que, pour se saisir du salut, il va falloir avoir les mains libres. Pour attraper cette vie éternelle que Jésus nous offre, il va falloir avoir le cœur libre, et il ne va pas falloir être encombré. Pour pouvoir entrer dans le Royaume, il va falloir avoir les mains vides, et un cœur de pauvre : c’est la première béatitude « Heureux vous les pauvres, car le Royaume des cieux est à vous ! » Alors… Dépose un peu ce fardeau qui te fait courber la tête pour pouvoir la relever vers ton Sauveur. Lâche un peu ce que tu tiens et qui en fait te tient.
Nos sécurités (affectives, matérielles, tout ce que nous mettons en avant, dans nos relations avec le Seigneur comme avec notre prochain), tout cela c’est de la pacotille, c’est de la monnaie de singe : le Seigneur ne nous demande pas d’échanger quoi que ce soit contre ce qu’il nous offre et qui est lui-même. La prière, c’est justement de les déposer, ces sécurités. La prière, c’est tout lâcher, tout mettre de côté. Je dis bien : tout. La prière, c’est un exercice sans filet, si on la prend au sérieux : pas de sécurité pour la rencontre avec Dieu, car c’est lui notre sécurité. Dieu vient sauver l’homme nu, dépouillé, pauvre. Pas l’homme riche et bardé de biens.
Le moment de la prière, c’est le moment de la rencontre avec Dieu, de notre main tendue vers la sienne qu’il nous tend : la prière est ce moment aux deux mains ouvertes, deux mains vides, dans un silence plein et dense, un silence intense de la présence de chacun des deux ; la prière, c’est l’endroit d’où il faut que je me jette pour que ma confiance soit totale en cet autre qui est totalement présent à moi, qui est là uniquement pour moi comme si j’étais seul au monde pour lui.
Contrairement à une idée qui peut-être demeure dans nos cœurs, la prière, si elle bien est une rencontre, n’est pas le moment où j’ai enfin trouvé Dieu, où je tiens Dieu, et c’est bien cela que nous dit la parabole : la veuve n’a aucun pouvoir sur le juge. Ma main reste vide tout le temps : la prière ce n’est pas quand je tiens Dieu, au contraire c’est le moment où je ne tiens rien de Dieu, c’est le moment où je me tiens devant lui, pauvre et dépouillé et où je crie vers lui dans mon dénuement. De même que lui non plus ne nous tient pas et que lui aussi a les mains vides à ce même moment. C’est cela le moment de la prière : c’est le moment où je vais lâcher prise, pour que je puisse m’avancer vers lui les mains vides. Quelqu’un me soufflait récemment l’image du trapèze : Dieu est là de l’autre côté, les bras tendus même si nous ne le voyons pas, et il va falloir avoir les mains libres, lâcher le trapèze, faire un saut et tendre les bras. Et lui me recevra, avec les mains vraiment ouvertes, car ses mains sont clouées sur la croix. Le lieu de la prière, c’est au pied de la croix, car c’est là que le salut nous est donné.
Et la foi me direz vous, où est-elle là dedans ? On n’a pas la foi comme on a de l’argent ; on ne perd pas la foi comme on a perdu ses clés de voiture ou ses lunettes et qu’on ne parvient pas à remettre la main dessus. La foi est insaisissable, et je crois bien qu’elle à quelque chose à avoir avec ce vide dans nos mains, cette absence de biens et de possession, cette reconnaissance que nous sommes avant tout des pauvres, et que notre pauvreté crée en nous une béance, une attente, une espérance immense dans le cœur, celle de voir enfin le Fils de l’homme, le Christ, nous combler. Alors c’est cela la foi : c’est nos mains vides, ouvertes, mais toujours levées. La foi c’est de ne jamais baisser les bras, comme la veuve qui insiste, et surtout comme Moïse sur le sommet de la colline à Réphidim. La foi c’est notre attente tantôt paisible, tantôt tourmentée, de la venue du Sauveur pour nous : il y a la fois l’inquiétude (quand va-t-il enfin venir ?) et la certitude qu’il est déjà venu en notre chair, pour tout sauver. C’est par la foi que nous nous tenons au pied de la croix, et que là nous gardons les mains tendues, le cœur ouvert vers le Sauveur, disponibles à son salut, totalement dépendants de lui et confiants qu’il nous est déjà accordé.
Quand Jésus fait mine de se demander si le Fils de l’homme trouvera la foi, il nous demande si nous serons là à l’attendre, les mains ouvertes et vides, les bras tendus mais confiants, et le cœur gros d’une attente immense. Alors, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il cela ?