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Fête de la Transfiguration du Seigneur 2016 - C

Fr Marie-Augustin Laurent-Huyghues-Beaufond op

6 août 2016

Luc 9,28-36 Dans la gloire rayonnante

Ceux qui étaient hier soir dehors ont pu surprendre un magnifique spectacle : après la pluie de la journée, le ciel de traîne de la perturbation, chargé de nuages variés, nous offrait au soleil couchant un spectacle magnifique. Les écharpes de nuages ouatés, accrochés à l’aiguille de Chalais, surprenaient les derniers rayons de soleil orange vif et rose, et les matérialisaient dans l’air suspendu. Des filaments cotonneux de brume se chargeaient d’or et nous donnaient à toucher ce qui d’habitude ne se peut que voir. Et de calmes vagues de vapeur descendaient le coteau où d’habitude paissent les vaches brunes, en charriant la lumière du soir par rouleaux tranquilles jusqu’à nous qui nous tenions sur la terrasse. Ils rendaient la lumière tangible, la couleur devenait matière, un nuancier mouvant et vivant se faisait palpable dans l’air, tout proche de nous, c’était vraiment extraordinaire. Que croyez-vous que je fis ? Me suis-je abîmé en contemplation ? Oui quelques secondes, et puis rapidement, comme tout le monde, j’ai pris des photos. Pour fixer l’instant, pour essayer de rendre encore plus tangible ce qui nous avait été donné de saisir alors qu’un tel rayonnement se laisse en général seulement contempler.
Je me disais, tout en mitraillant, que peut-être la nuée du Thabor était faite de cette lumière et de cette couleur. Et en admirant ce jour finissant et en goûtant la joie simple de le contempler, je comprenais la remarque touchante de Pierre, Pierre ce grand spécialiste des paroles spontanées et vraies, comme un cœur d’enfant transparent comme le jour : « Il est bon que nous soyons ici, profitons-en un peu, arrêtons-nous là, et dressons trois tentes. » Retenir, fixer, arrêter le temps, pour tenter de percer cette nuée qui révèle la gloire de Dieu autant qu’elle en voile le mystère. Est-ce là ce que Dieu nous offre ? C’est là ce qu’il a à nous montrer peut-être, mais est-ce le tout de ce que Dieu nous donne de lui ? Certes non : à de telles manifestations exceptionnelles, séduisantes, réconfortantes car, précisément, elles rendent accessible aux sens ce qui ne l’est pas, Dieu nous répond qu’il a fait choix de la parole. Là où l’homme veut voir, réclame des signes, du concret, une marque visible, un monument, un cadre pour la photo souvenir ou pour le selfie, Dieu nous dit que tout avec lui passe par la parole. « Celui-ci est mon Fils : écoutez-le ! »
Il fallait sans doute bien Moïse et Élie aux côtés du Christ pour nous le faire comprendre : rappelez-vous de Moïse, qui a connu le Seigneur dans une théophanie spectaculaire au Sinaï, là aussi sur la montagne : tonnerre, lumière, grondements, éclairs… Cependant, que rapporte-t-il de sa rencontre avec Dieu ? Non pas des photos souvenir, non pas le reflet de la gloire de Dieu que portait son visage rayonnant en redescendant vers les fils d’Israël, mais bien des paroles de la part du Seigneur, les 10 Paroles, le Déca-logue, les 10 commandements. Et Élie… lui qui, à la montagne de l’Horeb, reconnut que le Seigneur ne venait pas à lui dans l’ouragan, ou dans le tremblement de terre, ou dans le feu de l’incendie, toutes choses spectaculaires ; mais dans le bruit léger d’un souffle discret, dans un vent presque imperceptible, dans le silence ténu d’une brise légère. Et jusqu’à saint Dominique, mort un 6 août, et dont le front nous dit-on demeurait dans les jours de sa vie tout lumineux, après sa prière avec Dieu : pourtant, ce qu’il nous reste de lui, c’est qu’il ne parlait que de Dieu ou avec Dieu. La parole, encore. Ceux qui ont, dans la sainteté, quelque familiarité avec Dieu, nous le disent : Dieu a fait le choix non du voir mais de l’entendre, non du spectacle et du pouvoir séduisant de l’image, mais de la parole humble. Il a tellement peu fait choix de l’image, qu’il s’est fait presque repoussant à nos yeux, sous la figure du serviteur souffrant : « il n’avait plus figure humaine, et pourtant c’était nos péchés qu’il portait » dira Isaïe. Et c’est précisément de cela qu’il parle avec Moïse et Élie, au milieu de la gloire rayonnante, il parle de l’indicible, de sa mort à Jérusalem, de cette croix qui manifeste d’une manière surprenante la gloire de Dieu. Paradoxe de la Transfiguration où la gloire est dans le voir, mais le vrai sujet dans les paroles échangées et entendues. Et de cette gloire entraperçue, après quelques instants il ne reste rien, rien que les témoins de la scène.
Que reste-t-il de ce crépuscule d’hier soir ? Rien. Le soleil n’est plus au même endroit, les nuages sont évaporés, et il ne reste plus dans l’air qu’un ciel très clair tout plein de la promesse d’une nuit à venir au noir très pur. Ne restent en nos cœurs que les souvenirs et les mots que je mets dessus.
Dieu a fait choix de la parole, humble, qui peut semer par son écho dans les cœurs une moisson exceptionnelle, mais qui est aussi balayée par le vent, oubliée et effacée de la mémoire de celui qui ne la reçoit pas. Paradoxe de cette parole pourtant réelle et pétrie de pâte humaine quand la parole par excellence, le Verbe, le Verbe de Dieu, se fait chair en Jésus-Christ.
Et pourtant la Transfiguration est visuellement une image forte, un spectacle saisissant là-haut sur la montagne. On sent les évangélistes gênés pour décrire ce qui arrive exactement à Jésus. Selon les versions, il nous est dit qu’il devient ’autre’, ou ’blanc’, ou ’transfiguré’… les mots sont faibles à dire ce qui arrive au Seigneur, ils sont déjà si faibles à dire Dieu. Paradoxe d’un Dieu qui nous donne le langage et qui se fait langage, bien que le langage soit infirme ! Si on était plus près du grec, on célébrerait aujourd’hui la fête de la Métamorphose du Seigneur ! Dans d’autres langues que je pratique, on a fait d’autres choix de traduction : en finnois, on fête la « transparenciation » du Seigneur, le fait de devenir plus transparent, plus limpide. Comme si l’éblouissement était tel qu’il n’y avait, en définitive, plus rien à voir. Rien à voir, mais tout à entendre, à écouter, à recevoir.
Comme jeune prêtre et jeune confesseur, il m’a déjà été donné en quelques occasions d’être bouleversé par ce que la miséricorde peut accomplir dans le cœur de celui ou celle dont le cœur est accordé à la parole de Dieu. Il est capable de paroles de vérité et de justesse à propos de lui-même. Et la parole de réconciliation vient achever de transfigurer son cœur déjà en chemin vers son Dieu. Et c’est une expérience finalement commune : quand on se tient à côté de quelqu’un dans le besoin, qu’on l’écoute vraiment, qu’on reçoit ce qu’il ou elle a à nous dire de lui, de sa vie, de ses débats, de ses difficultés, de ses troubles, nous donnons à cet autre, à ce proche qui se fait tout à coup si proche dans cette opération à cœur ouvert, nous lui donnons d’être reçu pour ce qu’il est vraiment, dans la lumière il nous offre son vrai visage sans ombre ni masque ou faux-semblant du quotidien, et il devient transfiguré à notre regard. À cette confession la réponse juste consiste bien souvent d’abord non pas en quelque démonstration d’affection spectaculaire, mais simplement en la présence aux côtés de celui qui souffre, d’être là pour lui, comme on l’est aux jours de joie où le bonheur transfigure, là aussi, et de manière plus évidente, ceux qui sont dans la joie et ceux qui s’y associent.
Se tenir à côté, c’est une façon de se tenir ensemble, et au-delà des épreuves et des joies, au-delà de tout ce que la vie se charge de mettre de différences entre nous, de partager une commune humanité, et d’entendre ensemble cette parole fondamentale qui nous met au jour et dont nous sommes témoins les uns pour les autres, cette parole du Père à ceux qui l’aiment et par laquelle il les fait venir à l’être devant lui : « Tu es mon enfant bien-aimé » Cette parole, celle de notre baptême, résonne encore en nos cœurs comme un appel, toujours nouveau, à reprendre route vers le sommet de la montagne où il nous attend de retour chez lui, cette parole tient comme une lumière qui brille en nous et nous annonce la transfiguration complète de notre existence, lorsque dans la gloire auprès de Dieu, nous le verrons enfin tel qu’il est vraiment, au-delà de nos images, au-delà même de nos mots.
Avec Dieu, il nous faut faire choix de la parole. De sa parole à lui, pour veiller sur elle dans la fidélité, et de la parole de nos frères pour veiller sur notre humanité commune en attendant le retour du Seigneur qui la mènera à son achèvement.
Amen.