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Fête du Baptême du Seigneur 2014 A

Frère Jean-Marie Gueullette op (Lyon)

12 janvier 2014

Matthieu 3,13-17

On aurait bien envie d’aborder cette fête du baptême du Christ comme un conte de fée. Quelques semaines après la naissance du petit Jésus, nous voici réunis pour son baptême, comme cela peut arriver pour beaucoup d’enfants. Ce n’est plus un enfant, certes, mais Noël n’est pas loin quand même… Et ce baptême semble paré de toutes les qualités du merveilleux, puisque Dieu le Père lui-même se manifeste dans la mise en scène, il parle et il envoie une colombe, à moins que ce ne soit la colombe qui parle. Bref, tout cela est très joli.
Mais dans le texte que nous venons d’entendre, la belle histoire bute sur un obstacle, un raté, une faute de goût. Jean le baptiste n’a rien compris, puisqu’il veut empêcher la cérémonie de se dérouler. Il voulait empêcher Jésus de se faire baptiser ! Empêcher Jésus de faire ce qu’il voulait, et par là même nous priver de cette belle histoire…
Et pourtant, le refus du Baptiste est essentiel pour que nous ne nous trompions pas d’histoire, pour que nous entrions dans le mystère de ce baptême. Ce n’est pas possible, pour lui de baptiser Jésus, de même que cela semblera impossible à Pierre quelques années plus tard de se laisser laver les pieds par lui. Ces hommes empêchent l’action de se poursuivre, ils arrêtent le récit, et c’est une bénédiction, car cela nous empêche de nous laisser bercer par des images trop faciles.
La présence de Jésus dans la file d’attente de ceux qui souhaitent se faire baptiser est un scandale absolu. Ce n’est pas seulement une question de préséance, l’idée que Jésus serait un prophète plus important que Jean et que celui-ci devrait lui laisser la place. Un peu comme si notre pape François nous faisait un jour le coup de prendre place dans la file des pénitents devant un confessionnal d’une paroisse romaine : tout le monde se précipiterait pour le faire passer en premier, et le curé sortirait sans doute de son confessionnal pour se confesser à lui. Le scandale est beaucoup plus profond, car en ce jour Jésus prend place parmi les pécheurs, parmi les coupables, parmi ceux qui ont impérativement besoin de conversion. Ce jour est l’épiphanie de la miséricorde, la manifestation de l’attention bienveillante que porte Dieu aux pécheurs que nous sommes.
Dans sa nativité, à Noël, le Fils de Dieu vient partager avec nous notre condition humaine, il entre dans le temps, il vit de notre vie corporelle. Et cela implique naturellement, si on peut dire, qu’il assume par avance le fait de devoir mourir comme chacun d’entre nous, ce que nos frères orthodoxes expriment admirablement en décrivant sur leurs icones la mangeoire de la crèche comme un tombeau. Assumant une existence humaine et donc corporelle, Jésus est destiné à la mort. C’est déjà une nouvelle, une manifestation stupéfiante de l’amour de Dieu pour nous, mais d’une certaine manière, sa mort n’est pas une surprise, à partir du moment où l’on a célébré sa naissance, comme pour tout être humain.
Dans la Passion, dans la forme de mort qui sera la sienne, il descendra encore plus bas, car il acceptera de mourir non de mort naturelle et paisible, mais d’une mort violente et injuste, prenant ainsi place non seulement parmi tous les humains promis à la mort, mais parmi les victimes et les écrasés de l’histoire. En cela il porte le péché du monde, il accepte de se laisser atteindre, de se laisser broyer par toutes les conséquences du péché et de l’iniquité, sans que sa condition divine ne lui serve d’échappatoire. Cela est une manifestation stupéfiante de l’amour de Dieu, mais, on pourrait dire qu’à y bien réfléchir ce n’est pas étonnant, que la bonté de Dieu, que son amour pour les plus petits aille jusque là.
Mais dans le baptême donné par Jean, dans le baptême, dans la file d’attente, Jésus prend place parmi ceux qui ont besoin de pardon, ceux qui ont besoin de se convertir, de se purifier, pour revenir vers Dieu. Il n’est pas ici parmi les victimes, mais parmi les coupables. Lui qui était de condition divine, lui l’Innocent, lui le seul être humain qui n’ait eu par lui-même aucune complicité, aucune connivence avec le mal, vient avec les autres demander pardon. Impossible. Et Jean l’en empêche.
Jamais sans doute, Jésus n’est descendu aussi bas qu’aujourd’hui. Les insultes et les crachats de la Passion, les douleurs et l’angoisse de la mort seront des épreuves plus terribles, certes, mais dont la source est clairement dans le péché des hommes, dans la violence des hommes. Aujourd’hui, Jésus se comporte comme un pécheur. Il se mêle à la foule des pécheurs qui aspirent au pardon, sans doute un peu confusément comme toujours. Être pardonné, être purifié, être libéré du passé, sortir de la culpabilité, sortir du mal et du malheur, tout cela est bien souvent mêlé et confus, et cela devait l’être aussi pour ceux qui venaient demander à Jean de les plonger dans l’eau. Au milieu d’eux, au milieu de cet élan confus vers la sortie du mal, vers le salut, Jésus est là, volontairement, comme un pécheur parmi les pécheurs, lui l’Innocent.
Dans le mystère insondable de la miséricorde du Père, ce qui est juste, ce qu’il est juste d’accomplir, c’est cela. La présence de l’Innocent parmi les coupables et les repentis, au milieu des pas fiers et des honteux, dépouillé de ses vêtements et de son apparence comme chacun d’eux. Et c’est là, exactement là, en présence de ce corps humain ruisselant, au milieu de ces pécheurs mal à l’aise avec leur existence que l’évangéliste place la manifestation du Père. Que s’est-il passé, nous n’en savons rien, et peu importe. Ce qui est essentiel, c’est que l’Évangile nous montre le Père désignant clairement en Jésus son Fils bien aimé, au moment même où Jésus vient apporter le salut aux pécheurs, non de l’extérieur, mais au milieu d’eux. C’est lorsqu’il se tient comme n’importe quel pécheur ruisselant, sortant de l’eau baptismale pour entrer dans une vie nouvelle, que Jésus est le Fils bien aimé, qu’il est institué, confirmé dans sa mission de Messie, de sauveur des hommes.
Dans un corps semblable à mon propre corps, dans une situation marquée par toutes sortes d’ambiguïtés, comme la plupart des situations que je vis, dans une posture de pécheur aspirant à voir sa vie transformée par Dieu, c’est là que Jésus descend, c’est là qu’il vient à ma rencontre, à notre rencontre. Et c’est là que son Père le désigne comme son Fils bien aimé, comme l’expression parfaite de ce qu’il est. « Qui m’a vu a vu le Père », dira Jésus plus tard à Philippe. Paroles vertigineuses lorsqu’on les applique au récit de ce jour, au baptême du Christ.
Qui donc est Dieu pour nous aimer ainsi ?