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Saint François 2017

Frère Adrien Candiard op Caire

Saint François d’Assise 2017

Quelle bonne nouvelle, mes sœurs, que la Bonne nouvelle ! En tout cas, pour les tout-petits, en tout cas pour les humbles, à qui les mystères de Dieu sont révélés sans condition. Mais il y a aussi les autres, les sages et les savants, ou ceux qui pensent l’être un peu, ou qui n’ont pas cultivé l’humilité comme leur qualité première ; pour tous ceux-là, la condition posée par Jésus risque d’apparaître comme un obstacle infranchissable. Pour eux, l’évangile d’aujourd’hui se transforme en bien mauvaise nouvelle. Et pourquoi ? Parce qu’ils ont fait ce que le monde leur a demandé : parce qu’ils ont travaillé à l’école, parce qu’ils s’efforcent de réussir ce qu’ils entreprennent, ou tout simplement parce que l’humilité reste une vertu presque impossible à acquérir quand on ne la possède pas naturellement… Si comme moi, vous ne trouvez pas vraiment en vous cette humilité qui ouvre à tous les coups les portes du Royaume, ne désespérez pas : il reste possible de l’apprendre – à condition d’avoir un bon professeur.
En la matière, saint François a quelques titres à faire valoir. N’est-il pas devenu un petit, un pauvre, un insignifiant, passant pour un fou dans les rues de sa ville, lui qui avait d’abord connu la morsure de l’ambition, le goût de la gloire littéraire, la fascination des exploits guerriers et qui, par ses dons poétiques comme par son naturel aimable, régnait comme un prince sur la jeunesse d’Assise ? Sa première conversion, son abandon spectaculaire des richesses de son père et même des vêtements qui le couvraient, son choix d’une vie misérable et mendiante, tout cela est frappant et nous bouleverse ; mais cela ne constitue pourtant, dans l’enseignement qu’est pour nous la vie de notre professeur d’humilité, qu’une courte introduction. Car il n’abandonnait là, avec un mépris enthousiaste, que la richesse et la gloire mondaine, dont des siècles de tradition chrétienne lui répétaient la vanité, dont il savait au fond – comme nous le savons tous – qu’elles n’apportent pas le bonheur.
La grande leçon d’humilité de François vient plus tard. À quarante ans, il est physiquement usé par son ascèse extrême. Revenant d’Égypte, il a expérimenté l’échec de sa belle mission, mettre fin aux guerres des croisades en amenant les musulmans à croire au Christ ; il n’a même pas réussi à y trouver le martyre ; lui qui n’aime rien tant que chanter les beautés de la création, voilà qu’il devient aveugle ; et, bien plus grave encore, il assiste impuissant aux premières divisions de son ordre, et sur la question la plus importante : celle de l’amour de Dame Pauvreté. On sait qu’il se retire alors sur l’Alverne, en proie à l’angoisse et au doute. C’est qu’il ne s’agit plus, comme dans sa jeunesse, à renoncer à de brillantes espérances, mais de voir s’abîmer l’œuvre d’une vie, de constater des échecs apparemment définitifs. Renoncer au monde n’était rien, quand cela ouvrait la voie d’une autre réussite, celle d’une sainteté évidente, au service d’une œuvre spectaculaire, et spectaculairement divine, cette fondation d’un ordre puissamment fraternel qui attire déjà, sous ses yeux affaiblis, plus de cinq mille jeunes gens. La radicale simplicité évangélique semblait être le secret d’une efficacité plus excellente que toutes les efficacités du monde. Dieu merci, il n’est pas interdit de réussir quand on œuvre pour le Seigneur, et cela procure même une joie sans pareille. Mais voilà que cette joie même, tout ce qui reste à celui qui avait quitté tout confort et toute position, voilà que cette satisfaction même est enlevée au pauvre d’Assise. Le chemin de la réussite, même la plus évangélique, était fermé.
Nous savons tous, je pense, mes sœurs, combien il est plus facile de s’accuser publiquement des pires fautes que d’accepter qu’un autre nous fasse un léger reproche. Nous savons donner, même beaucoup, mais accepter qu’on nous prenne, même peu, est bien plus difficile. François fait l’expérience d’un dépouillement bien plus radical que le premier : jeune, il se dépouillait lui-même de tout ; et voilà maintenant qu’il est dépouillé. Sa première leçon d’humilité avait pour nom le don généreux ; sa seconde leçon s’appelle le consentement (qui est le contraire de la résignation). Il s’agit de n’être plus « oui et non », mais de devenir seulement un « oui », un « oui » total à l’œuvre de Dieu, un « oui » qui répond à tout, même à l’échec. Comme le Christ qui n’est que « oui », et ne se dérobe même pas quand ses bourreaux lui présentent la croix. François avait suivi le Maître sur les chemins de Galilée ; il découvre maintenant que la place de l’Église, que la place du chrétien n’est pas d’abord dans la lumière du Thabor ou dans la marche triomphale des Rameaux, mais au pied de la croix.
Alors, cette crise angoissée serait le cœur de la vie d’un saint connu pour sa gaieté et son humeur joyeuse ? C’est qu’il ne faut pas se tromper : le renoncement profond auquel François consent n’a aucune valeur en soi ; rien ne serait moins franciscain qu’une complaisance morbide avec la souffrance. François parvient au contraire à faire de cette épreuve même une occasion de joie, et de la joie la plus douce : la joie de découvrir, quand tout se dérobe, quand le vin des noces de Cana prend le goût du vinaigre de la croix, quand l’œuvre d’une vie sainte semble n’être qu’un formidable gâchis, que l’amour du Christ demeure intact ; et qu’il est assez puissant pour illuminer tout cet amas de ténèbres et d’angoisse. Quand il quitte l’Alverne, François écrit alors son plus beau poème, le bouleversant Cantique des créatures. Pas parce que la crise est passée, mais parce qu’il l’a traversée.
Voilà sans doute la grande leçon d’humilité du professeur François. Il ne s’agit pas tant d’acquérir cette vertu par des exploits spectaculaires que de tirer parti, le jour venu, de nos propres angoisses, de nos propres ténèbres, de nos jours de doute et de découragement. Car ne nous y trompons pas : quand nous demandons à Dieu de nous donner l’humilité, nous ne demandons rien d’autre qu’à vivre à notre tour ces jours de l’Alverne ; il ne s’agit pas de les vivre dans l’allégresse, car c’est impossible, mais d’y rechercher l’amour du Christ, cette seule joie inaltérable, en gardant à l’esprit qu’il n’est rien de plus nécessaire que l’obscurité, quand on veut admirer les étoiles.