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La souffrance et la mort

Fr Jean-Yves Brachet op

23 mars 2008
Il m’a été demandé de méditer un peu avec vous sur le thème de la souffrance et de la mort. Le thème est sans aucun doute adapté à la célébration de ce jour, mais je dois avouer qu’il me semble de plus en plus difficile. Je me suis alors demandé ce que je pouvais bien dire sur un sujet qui appellerait plutôt le silence. Je voulais partir de l’Écriture, cacher mon impuissance derrière la Parole révélée. Alors j’ai choisi de prendre un passage de l’évangile que nous avons entendu pendant le carême, un passage qui n’est pas un récit de la Passion du Christ, qui ne « raconte » pas ce qui s’est passé en ce jour – les textes de la liturgie le feront suffisamment – mais un texte qui peut jeter une lumière, aussi faible soit-elle sur la souffrance et le mystère de la souffrance. Je vais donc lire avec vous aujourd’hui le passage de l’évangile de saint Jean où il est question de l’aveugle de naissance.
Quel rapport avec la Passion du Christ ? Plus que nous ne le pensons, et pas seulement en raison de l’unité de la Révélation. La question abordée est celle du mal et de la souffrance, de sa signification, si tant est qu’elle en a une. C’est la question de l’existence de Dieu face au mal ! Combien de fois avons-nous entendu, et peut-être même dit nous-mêmes, que si Dieu existait vraiment, le mal n’existerait pas. Un proverbe lyonnais dit joliment : « S’il y a un bon Dieu, d’où vient le mal ? Oui, mais s’il n’y en a pas, d’où vient le bien ? » Ce proverbe – et c’est peut-être sa force – ne cherche pas de réponse à la question, il se contente de rappeler que le bien aussi existe. Méditer ensemble sur ce texte de l’évangile peut nous aider à mieux comprendre ce grand mystère qui nous dépasse, à nous approcher un peu plus du grand dessein d’amour de Dieu sur nous et de ses voies insondables.
La question que posent les disciples à Jésus à propos de l’aveugle de naissance nous semble assurément bien étrange : “Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?” Et la réponse du Christ est encore plus surprenante : “Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les oeuvres de Dieu.” Certes nous nous accorderons aisément pour tenir que la cécité n’est pas la conséquence du péché de l’aveugle et encore moins de celui de ses parents (ce qui n’empêche d’ailleurs pas que l’un comme les autres aient pu pécher…), mais la seconde partie de la réponse de Jésus est rude. Faut-il en conclure à une certaine bonté intrinsèque de la cécité puisque, par elle, la gloire de Dieu va se manifester ? Cela ne reviendrait-il pas à justifier a-posteriori le mal et la souffrance et leur trouver une raison d’exister ? Si tel était le cas, cela serait à proprement parler scandaleux ! Mais à y regarder de plus près et avant d’aller plus loin dans noter méditation, sommes-nous si éloignés que cela de ce genre de réaction. Qui d’entre vous n’a jamais entendu des réflexions du genre : « Mais qu’ai-je fait au bon Dieu pour souffrir ainsi ? », ou encore « Si telle ou telle personne souffre, c’est parce que Dieu l’a puni ! » C’est bien la même logique que nous trouvons derrière de telles assertions : le mal doit, d’une manière ou d’une autre être liée au péché. Les théologiens diront avec raison qu’il y a bien un lien, si l’on considère le péché originel, puisque tout mal et toute souffrance vient de ce premier péché, mais cela n’aide en rien à comprendre pourquoi telle personne est actuellement touchée par la souffrance et pas telle autre, pourquoi le mal semble s’acharner sur telle ou telle famille alors que tout semble réussir à d’autres, sans qu’on puisse trouver un quelconque lien avec le péché, pourquoi telle personne semble attirer à elle toutes les misères possibles et tous les manques de chance, comme on dit. Sans aller jusqu’à la constatation amère qui n’est pas sans rappeler celle de Job : la vie réussit parfois plus à ceux qui se donnent moins de mal du point de vue moral…
Bien sûr il convient de souligner que la réponse est certainement à chercher dans la foi en la vie éternelle. Il y a une justice. Mais même cela ne permet pas de répondre à cette question lancinante : « Pourquoi moi ? » J’ai longtemps affirmé, et je continue de le faire, qu’il n’y a pas de cause immédiate et qu’il nous faut accepter de ne pas trouver de réponse. A telle ou telle souffrance ou maladie, on pourra trouver une cause clinique, voire des circonstances matérielles d’exposition à tel ou tel produit ou des conditions particulières de travail, mais la question fondamentale de l’existence même du mal et du pourquoi ne trouve pas de réponse satisfaisante. Un malade du cancer peut-il se contenter de savoir qu’il a été exposé à l’amiante et trouver là de quoi apaiser sa souffrance ? Assurément non ! Aujourd’hui je vais encore plus loin et j’ose affirmer qu’il est heureux qu’il n’y ait pas de réponse immédiate et que ce serait même scandaleux qu’il y en ait une. Trouver une cause directe et immédiate à la souffrance et au mal, ce serait l’intégrer de manière positive dans un système cohérent, ce serait lui donner une consistance positive et, en définitive, la justifier. Cela me parait absolument inacceptable. N’est-ce d’ailleurs pas le même type de raisonnement qui conduit à considérer la croix du Christ comme absolument nécessaire au salut, d’une nécessité autre que la seule exigence d’un amour qui va jusqu’au bout de la gratuité, comme si le Christ n’avait pas d’autre choix pour sauver l’humanité ? Le Felix culpa de l’exultet de la Vigile pascale n’entend pas expliquer le mal et encore moins le justifier. Il souligne seulement la grandeur du rachat : il n’y aurait pas eu rachat s’il n’y avait pas eu faute, mais l’amour de Dieu n’avait heureusement pas besoin de la faute pour se manifester.
Tout cela, la première partie de la réponse de Jésus le dit brièvement, mais avec force : « Ni lui ni ses parents n’ont péché ! » Mais cette réponse comporte une seconde partie qui semble aller contre ce que la première partie pouvait avoir d’apaisant. Certes ni lui ni ses parents n’ont péché, mais, poursuit Jésus, « c’est afin que soient manifestées en lui les oeuvres de Dieu. » Ce petit mot « afin » est difficilement compréhensible. Sans doute les oeuvres de Dieu seront manifestées, mais faut-il pour autant mettre ce lien entre les deux propositions ? A des parents encore sous le coup de la naissance de leur enfant handicapé, un ami écrivait : « Dieu a permis cela pour vous sanctifier ! » L’intention de cet ami était droite, mais l’expression pour le moins maladroite. Les parents en question se sanctifient assurément, mais ils n’en demandaient pas tant et ils n’avaient en tous cas pas demandé à le faire ainsi : l’ordre que cet ami établissait maladroitement entre le handicap de leur enfant et leur sanctification leur était à bon droit inacceptable. Alors comment comprendre cet « afin » ? La réponse à la première partie reste le cadre nécessaire à la bonne compréhension de cette affirmation. Autrement dit, toute explication qui tendrait à établir un lien de quelque nature que ce soit avec le péché de cet homme ou de ses parents doit être d’emblée rejetée. Il fait aussi rejeter toute explication qui rendrait d’une manière ou d’une autre nécessaire la cécité ou tout autre mal ou maladie comme si les oeuvres de Dieu avaient besoin du mal pour se manifester. D’un autre côté on ne ferait pas justice au texte en remplaçant la conjonction « afin » par « de sorte que ».
La remarque du Christ me semble signifier que rien de ce qui se passe dans ce monde n’échappe à son regard et que tout, hormis le péché, peut servir à le glorifier. Peut-être est-ce pour cette raison que saint Paul ira jusqu’à parler du mystère de l’iniquité, mysterium iniquitatis (2 Th 2,7). Tous les événements, du moment qu’ils ne sont pas peccamineux, trouvent leur fin dans la gloire de Dieu, même ceux qui, en eux-mêmes, n’ont pas de consistance positive, même ceux qui sont en eux-mêmes mauvais, d’une malice qui n’est pas morale. Mais il faut précisément découpler le mal de la malice morale, refuser tout lien entre la souffrance, physique, psychologique ou spirituelle, et le péché. L’affirmation montre aussi que les oeuvres de Dieu, qui se réalisent par excellence dans l’oeuvre accomplie par le Christ à la croix, s’étendent à toute la vie de l’homme. Rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ, dit saint Paul (Rm 8). Son oeuvre est si grande qu’elle peut se manifester jusque dans ce qui, humainement parlant, est mal ; son amour est si fort qu’il peut transfigurer ce qui, humainement parlant, est laid. Le « afin » n’indique aucun ordre positif vers l’oeuvre de Dieu qui justifierait le mal et la souffrance, mais souligne que ce mal et cette souffrance qui, de fait, existent, peuvent être ordonnés à la glorification de Dieu. Autrement dit, le Christ est bien venu transfigurer toute notre humanité. Rien de ce qui fait notre vie quotidienne n’échappe au salut apporté par le Christ. Et nous savons bien que notre quotidien n’est pas fait que de choses belles et bonnes. Les épreuves de toutes sortes, les souffrances et les maladies font partie de la vie. Seul le péché s’oppose à la miséricorde de Dieu et peut empêcher cette miséricorde de s’exercer. Le passage de la guérison de l’aveugle de naissance souligne cet aspect englobant de l’oeuvre accomplie par le Christ, elle montre que rien n’est étranger à l’amour vainqueur du Christ. Il n’est aucun événement, aucune souffrance qui ne puisse nous séparer de cet amour. Bien sûr la souffrance n’en acquiert par autant une signification positive intrinsèque, elle reste un mal pour lequel nous ne trouverons pas d’explication immédiate, mais la gloire de Dieu peut se manifester dans ce mal et, sans le transformer, transformer celui qui le subit. Dieu ne supprime pas le mal, il le transfigure. Dieu ne met rien entre parenthèses, il transforme et élève en prenant l’homme là où il est et en faisant servir au bien même ce qui est de soi négatif, en la prenant en compte dans la réalisation de son œuvre, sans pour autant lui donner une dimension positive (d’où le « afin »). Dieu seul peut faire une chose pareille ! La gloire se manifeste non dans la cécité de cet homme, non dans le mal ou la souffrance, mais bien dans le fait que ce mal n’a pas le dernier mot. Dieu n’efface pas le passé, il permet à l’homme de l’assumer, de le porter. C’est pour cela que l’infirme de la piscine de Bethesda était invité à porter son grabat, c’est pour cela aussi que l’aveugle de naissance va rendre gloire à Dieu en témoignant de la guérison opérée par le Christ. Et il ne peut témoigner de la guérison qu’en soulignant qu’il a bien été aveugle. Les juifs le soulignent aussi à leur manière, eux qui se mettent à douter de la cécité passée de cet homme. Devant les faits – les parents affirment que leur fils est bien né aveugle – ils ne peuvent plus que se réfugier dans le type même d’argument rejeté par Jésus dès les premiers mots : le péché. L’aveugle de naissance refuse à sa manière ce lien de nécessité mis entre le péché et le mal : « Si c’est un pécheur, je ne sais pas. » Bien au contraire il soulignera un peu plus loin que le péché intervient autrement : « Nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs. » Le péché ne se manifeste pas dans l’épreuve ou la souffrance, mais il coupe de Dieu.
Comme en bien d’autres passages de l’Ecriture, celui qui a bénéficié de l’aide du Christ va se faire son apôtre. L’aveugle de naissance rendra témoignage à travers le simple récit factuel de ce qui s’est passé, en évitant toute autre considération : « Si c’est un pécheur, je ne sais pas ; je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle et à présent je vois. »
La célébration de ce jour ne trouve pas d’explication : il n’y a pas de cause profonde à la souffrance du Christ, pas plus qu’il n’y en a à la souffrance de qui que ce soit. Certes il y a bien eu le péché des hommes, il y a bien eu des circonstances immédiates et des causes matérielles de la Passion du Christ : la jalousie suscité par son enseignement, la colère devant des affirmations qui semblaient remettre en cause la loi, la cupidité, que sais-je encore… Mais rien ne saurait donner une cause profonde et positive à cette Passion : nous sommes devant un mystère. Nous retrouvons cet « afin que par lui soit révélé la gloire de Dieu », gloire que le Christ « tient de son Père comme Fils unique » (Jn 1,14) et qu’Il veut nous donner, en nous donnant aussi d’être les témoins de son œuvre, tout comme cet aveugle de naissance se fait à son tour apôtre. La prédication commence par une rencontre avec cette gloire de Dieu qui se manifeste dans notre faiblesse, à travers cette expérience de la miséricorde de Dieu sur nous, par le Christ.