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Solennité du Corps et du Sang du Christ 2020

Père Michel Mounier

Jn 6. 51-58

Souviens-toi de la longue marche, nous a dit le livre du Deutéronome. La foi d’Israël d’alors, du judaïsme aujourd’hui, n’est pas faite de dogmes mais de ce mot : souviens-toi. C’est l’acte de mémoire d’un événement fondateur. Un événement non du passé mais toujours vivant dont la mémoire est entretenue par la célébration de la Pâque. Humains, nous sommes des êtres en devenir. Structurés par la triple dimension du passé, du présent, de l’avenir. Dieu, lui, est éternellement au présent, sa création, sa libération, son amour. C’est cela son éternité.
Aussi l’alliance conclue avec Abraham ne concerne pas seulement les contemporains d’Abraham, mais tout autant ses ancêtres et toutes les générations successives, partageant ou pas la foi d’Israël.
Et l’israélite qui célèbre la Pâque dit, aujourd’hui comme hier et demain : Je suis sorti d’Égypte, je suis membre d’un peuple libéré. Même dans les pires situations et Dieu sait qu’il y en a eu. Car ce que Dieu a fait pour mon peuple et pour moi est accompli par lui une fois pour toutes, est achevé et personne ne peut effacer cela. Quant à moi, me voici appelé en permanence à rendre cette libération actuelle, et à lutter contre tout esclavage, qu’il vienne de moi ou des structures politiques et économiques. Me voici appelé à m’unir spirituellement à mes ancêtres à qui je dois d’être libre, appelé à sentir leur faim, les fouets des chefs de corvées, appelé à vivre le partage, la solidarité, la libération. Je dois tenir ma mémoire en éveil pour ne pas reproduire les erreurs et les esclavages de mes ancêtres. La mémoire, pour être aux aguets.
Cette foi est aussi la nôtre. Que célébrons-nous d’autre quand nous partageons le pain et le vin ? Ce n’est pas un acte magique. C’est la mémoire dangereuse du crucifié/ressuscité. Me voici appelé à rendre actuelle, dans ma propre existence, sa vie de serviteur, sa mort, sa résurrection.
« Faites cela en mémoire de moi ». Faire cela, actualiser, rendre présente l’œuvre du salut accomplie par le Christ une fois pour toutes. Tout à l’heure, nous demanderons à l’Esprit Saint de venir sur nous pour que le salut accompli par la Pâque du Christ s’actualise dans l’inachevé de l’histoire. Partageant le pain, l’Esprit nous rend contemporains de l’événement du salut, de la mort et de la résurrection de Jésus.
« Faites cela en mémoire de moi ». Cela ? C’est à dire célébrer son dernier repas et laver les pieds de nos frères. Déconfinés, nous refaisons peut-être l’expérience des repas, quotidiens ou festifs, réserves de mémoire qui entretiennent l’amour, l’amitié, les alliances. Pas plus que les repas, l’Eucharistie n’est pas une obligation, mais une nécessité vitale. C’est Jésus qui se donne. Jésus qui nous dit aussi : « c’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous ». Le rite du repas serait un terrible mensonge s’il ne s’accompagne du service. Pas seulement entre disciples, mais entre frères et sœurs en humanité. Nous entendons cela au moment où rôde ici et ailleurs la montée du chômage, de la pauvreté, du désespoir.

Et du racisme. Cette semaine, Véronique Margron disait sur RCF : Breanne Taylor aurait dû fêter ses 27 ans le 5 juin. Dans la nuit du 13 mars, elle fut criblée de balles dans son lit par la police de Louisville. Son tort : avoir un compagnon soupçonné de trafic de drogue. On n’a rien trouvé, un autre suspect a été arrêté mais elle, elle est morte. Des manifestants scandent son nom : « Pas de justice, pas de paix, les vies noires comptent ».
Ces crimes sont autant de péchés qui montent vers le ciel, disait l’archevêque de Los Angeles.
La colère se fait planétaire, dont ici en France. Dès que quelqu’un est humilié en raison de ce qu’il est, couleur de peau, genre, orientation sexuelle, nous maltraitons sa condition humaine égale en dignité et en droits à celle de tous. La tradition chrétienne a refusé d’être régie par des règles ethniques. Il y a un seul toit, celui de Dieu. Mettons tous un genou à terre pour supplier pour la justice et prendre notre part de cet engagement indépassable : l’unique humanité.

Pour tous les hommes, c’est là un impératif éthique, un devoir d’humanité. Mais pour les disciples de Jésus, il ne s’agit pas d’abord d’éthique, de morale. Il s’agit de vie eucharistique. Il s’agit de vie eucharistique. Il s’agit de recevoir le Christ à la fois dans le don du pain et dans le lavement des pieds, le sacrement du frère.

« Prends et mange, bois ». Paroles choquantes ? N’est-ce pas celles de l’épouse et de l’époux, du rapport charnel. Celles des parents et des enfants, du peau à peau. Celles encore du don d’organes, et même du don du sang. Quoi de plus beau, de plus humain que tout cela.
Mais ce qui est humainement évident dans ces relations demande ici le saut de la foi. Folie de croire que Dieu s’est fait homme, né d’une femme, mort par amour. Solidaire des hommes au point que se réalise dans l’Eucharistie un si merveilleux échange. Dieu est devenu homme, et nous voilà, sans attendre notre mort, déjà dans la vie divine. Ceci est mon corps. Prenez et mangez. Amen, dirons-nous tout à l’heure, lorsque je déposerai dans vos mains un minuscule bout de pain, le corps du Christ.